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Jrnl | Et toutes les roues des fiacres

[12•12•22]

lundi 12 décembre 2022


Et toutes les vitrines et toutes les rues
Et toutes les maisons et toutes les vies
Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaive
Et j’aurais voulu broyer tous les os
Et arracher toutes les langues

Cendrars, La Prose du Transsibérien

C’est par hasard, je me suis perdu dans un des réseaux dit sociaux, et je lisais distraitement : dans le flux des avis que l’on dispense là-bas, tel auteur s’interrogeait à voix haute — il n’oublie pas de raconter sa promenade sur la plage — et questionnait la nécessité de l’œuvre d’Annie Ernaux, crachant évidemment sa haine et son ressentiment contre ce qu’il considère comme la haine et le ressentiment de cette œuvre, puis, rappelant le désir vengeur sur quoi s’adosse cette écriture, notre auteur lâche ingénument : « Mais de quelle offense » ? — et je trébucherai sur cette question, cette insulte : des offenses, on n’en reçoit tant, soi-même et infligées à nous autres, aux plus faibles, qu’elles semblent la façon dont le monde s’adresse à nous — je ne sais pas si on écrit pour se venger des offenses, mais on n’écrit jamais sans y répondre, ou sans tâcher à tout le moins d’écrire depuis elles, comme si elles étaient la condition de toute parole : à ma réponse, l’auteur m’a conseillé d’aller me promener et de prendre l’air.

Quand je prends l’air, je vois la mer aussi, elle borde la ville où s’allongent les files d’étudiants quémandant l’aide alimentaire ; et le désespoir — et la solitude — et les coups qu’on reçoit dès qu’on voudrait demander des raisons : alors se venger ?

Se venger commence par lever d’autres désirs et laisser voir combien est haïssable la structure même des réalités qu’on nous inflige : reprendre la main, raconter d’autres histoires, faire des promenades des occasions de forger en soi des colères qui ne seraient pas seulement des paroles : et puis ne pas se contenter de promenades, s’organiser surtout, maintenant, plus que jamais — l’histoire a beau faire tourner sur nous sa roue de torture, on songe à quelques manières de la faire changer d’axe, le soir quand on est seul, qu’on est tant à être seuls et qu’on rêve non seulement de vengeance, mais des façons sublimées et réelles de venger les offenses.