arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Jrnl | être tenace

Jrnl | être tenace

[26•03•24]

mardi 30 avril 2024


Je ne quitterai plus ce journal.
C’est là qu’il me faut être tenace, car je ne puis l’être que là.

Franz Kafka, Journal (16 décembre 1910)

Habiter dans le manque, le retrait ; lever les quatre murs de sa citadelle intérieure sur cet appui qui fonde le désir, sa douleur et sa perte — vivre dans le contrecoup. Et d’abord reprendre le fil, ou pied. Rouvrir ces pages délaissées dans le refus de faire le point, plutôt prendre appui. Trois mois plus tard, l’hiver passé, et la partie la plus troublante du printemps, que reste-t-il de moi ? Cette nuit, dans le rêve, se sont amassés ces trois derniers mois dans quelques images sitôt perdues, et pourtant si claires, précises, presque douloureuses de justesse. Et puis un cri d’enfant, une ombre, presque rien qui suffit à jeter dans le réel cette masse incertaine qui est le prolongement concret de moi-même, et tout était fini. Commençait autre chose de lointain, qui semble pourtant le tout de la vie sociale.

Au milieu des copies à corriger, des fenêtres ouvertes sur l’horizon perdu des Zooms, des peaux mortes de ces vies obligatoires, l’ombre des enceintes de Babylone commence à s’éloigner dans le dos (je me retourne pour la voir une dernière fois dans le soleil qui se lève sur les monts Zagros), et je rêve lentement à un atlas des fins du monde : aux confins, des terres en friche, des abandons où habiter autrement le regret. Mais à mesure que le soleil se lève sur ce printemps, que tout s’efface de Babylone, des campagnes fangeuses d’Allemagne renaissante, du monde lui-même, je perçois bien quel cadavre là-bas m’attend, sa silhouette de dieu qu’il me faudra enjamber et appeler ça écrire ne change rien à la peine, la rend moins indigne de ces nuits où je l’envisage de tous côtés.

Et parmi les images qui assaillent, il y a Gaza qui meurt ; Avdiika qui meurt ; le choléra à Mayotte ; le fascisme niché partout dans les corps, les paroles, les attitudes et les sondages ; les émeutes dissoutes dans les palabres. Il n’y a plus à se demander « que faire ? » — on ne le sait très bien, et toutes les conditions matérielles historiques entravent. On regarde tomber le monde sans percevoir vraiment que c’est sur nous qu’il viendra s’effondrer. Notre tâche sera peut-être bien de concevoir un trou assez large pour accueillir nos désirs d’anciens mondes qu’on voulait croire à venir encore vivaces, et quelques armes en nous, capables un jour prochain de percer la surface et de revoir la lumière du jour ?