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Jrnl | Que faire de son regard ?

[04•03•23]

lundi 3 avril 2023


Mais que faire de son regard ? Regarder vers le ciel me rend nostalgique et fixer le sol m’attriste, regretter quelque chose et se souvenir qu’on ne l’a pas sont tous deux également accablants. Alors il faut bien regarder devant soi, à sa hauteur, quel que soit le niveau où le pied est provisoirement posé ; c’est pourquoi quand je marchais là où je marchais à l’instant et où je suis maintenant à l’arrêt, mon regard devait heurter tôt ou tard toute chose posée ou marchant à la même hauteur que moi ; or, de par la distance et les lois de la perspective, tout homme et tout animal est provisoirement et approximativement à la même hauteur que moi.

B.-M. Koltès, Dans la solitude des champs de coton (1986)


C’est lorsque le pouvoir cesse d’être reconnu tel et légitime qu’un peuple fantasme le corps social soudé par sa tête, ouvrir la radio laisse sortir de telles phrases, de nos jours, qui font froid dans le dos, comme si l’époque ne suffisait pas à donner froid dans le dos, alors on se prend à imaginer le visage de cette tête soudée sur le corps social, on sait bien quelle figure ignoble possède ce visage, toujours le même depuis toujours quand il s’agit de remporter la mise et de mettre au pas toutes choses : ça a déjà commencé, on a froid dans le dos parce que ce qu’on entend ne fait que sanctionner ce que la réalité agite elle-même seule et sans besoin d’aucune phrase qui l’envelopperait d’intelligible, alors on éteint la radio.

On a tué cette nuit au Castellas, aux Aygalades et près de la Joliette : on a tué ailleurs, mais ces morts-là atteignent davantage, non parce qu’ils sont proches, mais qu’ils font entendre ce proche dans la déchirure — ils avaient seize ans, dix-sept ans, et sont assassinés une seconde fois ce matin par l’indifférence qui accompagnent l’annonce de leur mort ; je regarde les images des rassemblements au pied des tours, on filme le sol où se laisse voir encore le sang déjà séché sur le trottoir.

Au Museum d’Histoire naturelle de la ville, parmi les animaux empaillés, les squelettes des bêtes sauvages disparus, le crâne hydrocéphale illustre de Jean-Louis Bourdini, je trouve ces quelques bocaux de coton recouverts des étiquettes marquant leur provenance : Géorgie, Nouvelle-Orléans, Floride —comme une curiosité de plus ; aucune mention des mains qui ont arraché ce coton et de comment on leur arracha ces gestes, des chants qu’ils lançaient sur les plantations, des colères qui sourdement naissaient en eux, des regards qu’ils portaient sur les maîtres demandant qu’on arrache le coton et qu’on le mette en bocaux pour les musées du futurs : rien, il faut imaginer ces regards et les emporter avec soi pour ne pas être tout à fait insulté à notre tour par les rires sournois des maîtres d’hier qui savent encore comme faire claqué leur fouet sur nos jours.