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la lumière est excessive

mardi 23 février 2021

La lumière est excessive. Les hommes courent acheter des foulards, et ce n’est pas pour se moucher. Dernier recours : l’éclipse, acrobaties célestes. Dans le carnaval cosmique, cet homme qui prend au sérieux son rôle de planète. On brûle le soleil en effigie, ironie du sort, plaisanteries d’esclaves. Qu’on ne rie pas trop. Les esclaves tournent maintenant autour de la meule qui moud du vide. Leur sueur enivre les astres, le soleil pansu se traîne dans la poussière des routes, un œil crevé s’ouvre dans le ciel et les cadavres rient, les épaules luisantes.

René Daumal, « La révolution en été » Le Contre-ciel


Je ne sais pas ce qui est ou n’est pas une réalité scientifique. Le pouvoir jette les mots sur nous pour dire ce qui est et n’est pas une réalité scientifique. Nous, on jette un regard sur tout cela en retour, comme en passant, presque avec pitié pour les insultes. Et moi, je regarde le contre-jour comme une réalité qui n’est pas scientifique, que la science explique par des lois qu’ignorent les contrevenants. Je me demande ce qui arrive aux corps célestes, ceux qui échappent à la loi ; je pense à ces coureurs de bois aventureux dans les limbes législatives du cosmos — et j’ai de la tendresse pour eux.

J’apprends ce soir que la langue arikara qui était parlée par une poignée d’hommes et de femmes dans la réserve de Fort Berthold, Dakota du Nord, s’est éteinte. C’est l’expression. Un marin disparait, une langue s’éteint. Un homme meurt. (Et un corps céleste ?) Au tournant du siècle, juste avant l’extinction de la dernière lueur, des hommes, ceux qui savent, ceux qui lisent les signes et les désignent pour ce qu’ils sont (autre chose que des signes), ont récolté la langue — comme les dernières gouttes d’une source mourante. (Est-ce qu’une source s’éteint ?). Quand ils ont veillé la dernière mourante, dernière à parler la langue, ils se sont tournés vers les enfants qui eux ne parlaient que la langue de ce monde-ci. Ils se sont penchés sur eux : ils leur ont dit : on va vous apprendre votre langue. Quelque part, des savants apprennent aux Arikaras une langue perdue, qui est la leur.

Je regarde le ciel avec cette pensée des révolutions toujours naissantes de leur disparition. Celles qui ne cessent de tournoyer dans ces corps là-haut, dans les nôtres. Celles qui parlent les langues mortes : il y avait douze mots pour dire la neige, et aucun pour nommer l’avion. Il y aura cent mots pour dire : ce que j’ai perdu est seul ce qui m’appartient à jamais.