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le monde dont jusque là le reflet terni restait dehors

vendredi 20 mars 2020

Aveu, aveu sans restriction,
porte qui s’ouvre brusquement,
à l’intérieur apparaît le monde
dont jusque là le reflet terni restait dehors.

Kafka,
dernière note dans son journal, juin 1923


Donc le monde s’est arrêté — le centre de la terre est devenu quelques salles de réanimation sous-équipées et surpeuplées, dont le nom (réanimation) dit quelque chose de l’endroit jusqu’où est parvenue l’époque. Plus aucun événement officiel : à part le nombre de morts qui tombent avec la nuit, rien n’a lieu que l’attente invisible que quelque chose pourrait survenir, par exemple une forte fièvre accompagnée d’une toux majorée avec expectoration purulente et parfois douleur thoracique aigüe. On s’ausculte. La moindre toux annonce le décubitus ventral.

Le monde littéralement s’est arrêté sur lui-même et se retrouve chez lui où il ne retrouve que lui et ses murs quand il a la chance d’en avoir. Il a cessé de produire des événements et ne fabrique que la répétition banale d’un même jour. Pourtant, un jour après l’autre entame le vieux monde jusqu’à le faire disparaître dans les rues vides. Ceux qui les occupent risquent autant des coups de la maladie que ceux des flics, et peu à peu la peur des flics s’estompe face à celle de la maladie : on fait là un radical apprentissage qui ne sera pas oublié pour les jours meilleurs.

La lecture des journaux de Kafka lave celle des autres, ceux qui se composent dans les maisons secondaire de campagne, confinés mais au grand air, la bagnole 92 planquée dans le garage, et toute honte bue avec le petit doigt en l’air tenant la tasse de thé.

Respectez les distanciation sociale sans vous éloigner les uns des autres : la lecture distraite des messages reçus par voie officielle est une aventure dans les confins du langage. S’y affronte chaque jour un peu plus la frontière entre la consigne, l’ordre et la supplique — entre la solennité patriotarde et le ridicule achevé. Rester chez soi, c’est faire un pas vers l’autre : on ne fera sans doute jamais mieux que cela, mais on s’y attelle. Ce matin, c’était le programme la Nation apprenante qui était lancé sur les antennes : j’imagine que c’est en apprenant qu’on devient apprenant, et qu’au cri de Vive la Nation les classes de première section de maternelle vont chanter Il est éteint Petit Navire la main sur le cœur. Soixante-dix huit morts ce jour ici, six cent vingt-sept en Italie : tous d’une maladie inconnue il y a six mois.

Et mille euros : ce n’est pas un jeu, mais ce à quoi on évalue ce matin la vie d’un être social. C’est le tarif lâché par le pouvoir pour ceux qui voudraient faire le sale boulot — celui de faire tourner la boutique. Prime de mille euros accordée à qui voudra sortir des tranchées pour relancer l’économie (phrase qui sent déjà l’aliénation et l’escroquerie à la plus-value). Le chantage à la récession s’exerce surtout par ceux qui en sont les premiers responsables.

Pendant ce temps, s’abattent sur ceux qui n’ont pas de toit les cent trente-huit euros d’errance. Ils cherchaient seulement la dernière soupe populaire qu’ils ne trouveront pas : pas essentiel à la marche de l’État. Les Centres de Rétention Administrative ne sont pas capables de faire respecter les mesures barrières entre individus : sans doute parce qu’ils sont trop occupés à les lever entre les migrants et nous.

Les situations extrêmes décidément laissent dévoiler la véritable nature de ces pourritures qui siègent dans les fauteuils du pouvoir.

En attendant : les jours d’orage s’annoncent, la vague n’est pas encore là et tout commence à craquer déjà. Il y a des joies sidérantes aussi, dans la détresse. Contre ce monde, un monde à l’intérieur de lui s’organise. Il y a celui qui maladroitement envoie partout un modèle pour se confectionner des masques en tissu. On affrontera la maladie à main nue, et le visage sanglé par des voilages transparents, pour faire bonne figure. Et il y a, le soir tombé, à vingt heures, des cris soudains dans la ville et des étreintes pures, sans la morgue des victoires sportives, sans le grotesque des soirées électorales : ce n’est pas vrai que c’est une guerre, mais il est sûr que certains luttent et pour d’autres s’exposent. Leurs protections valent à peine les masques en tissu. (Sur un mur de Montpellier, le graf désespéré et rigolard : on veut des masques, pas des Parisiens)

L’Italie nous donne chaque jour des nouvelles de nous, une semaine par avance. Elles ne sont pas bonnes.

Quand tout sera terminé, il faudra demander des comptes, oui, à ceux qui ont organisé la pénurie et l’abandon, laissent les médecins sans (masque de) protection et en premières lignes, se calfeutrent en appelant à tous d’en profiter pour faire du sport et lire, laissent crever les autres, tous les autres.

Les mauvais jours finiront bien par finir.