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les lieux où on écrit (le pendu)

vendredi 8 novembre 2013



Je méprise la poussière qui me compose & qui vous parle. On pourra persécuter & faire mourir cette poussière ! Mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles & dans les cieux.

Saint-Just, Fragments d’institutions républicaines



Place des Ormeaux, je passerai l’après-midi, et jusqu’à ce que l’ordinateur cesse, d’épuisement, que l’écran devienne noir — je lève la tête, il fait soir aussi, et je n’avais rien vu (supériorité infinie de l’écriture écran sur le papier : cette interruption, au milieu de la phrase qu’on perdra pour toujours. L’interruption qui nous rend au monde. Ce n’était pourtant pas faute d’être averti, les alertes sur le coin de l’écran, alors les dernières minutes, on écrira plus vite encore, dans l’urgence un peu vaine, l’illusion qu’on pourrait repousser l’imminence du temps quand on ne fait que la rejoindre) — cette étrange place, faite d’un triangle irrégulier, cachée sous des hauts arbres, je la vois maintenant, différemment, comme issu d’elle.

Au centre, une fontaine — il y en a tant dans cette ville —, partout quelque chose comme une latence, l’air plus lourd ici, chargé d’une énergie étrange, arrêtée, un dépôt de ville. Personne n’y passe. Le café a étalé ses tables dans le plus grand désordre et je serai seul, toutes ces heures, dans le bruit lointain, la ville n’est pas loin. Et c’est dans l’ombre des trois arbres au-dessus de ma tête que j’écrirai lentement, sous les variations de la lumière — le bleu net et tranché du ciel, puis très vite le sombre des pluies qui ne viendront pas, à nouveau le bleu —, j’écrirai lentement les mots du vieil homme brûlé à la fin de cet acte interminable ; et quelques pages des vies imaginaires de Rimbaud — des paragraphes rapides sur les poussières de Saint-Just (depuis les dernières paroles de Lucile Desmoulins, relues hier via Büchner, Célan — et le signe de l’ami) : dans une ferveur mélancolique (je sais que la ferveur est le contraire exact de la mélancolie) qui tient à la nature étrange de ce lieu.

En partant, je découvre une plaque où tout s’explique (je comprendrai encore moins).

1524 : les armées de Charles Quint lèvent des troupes dans la ville, un citoyen refuse. C’est ici qu’on l’amène, et à la branche d’un des trois arbres, des ormeaux, on le pend, pour faire exemple. Les jours suivants, inexplicablement, la branche de l’ormeau meurt, puis l’arbre entièrement, et les deux autres. L’eau de la fontaine est contaminée. Au-dessus de moi, ce sont des érables qui se dressent.

Avec l’ordinateur vide, et noir, je m’éloigne, dans ces pensées joyeuses, et sous le signe amical du pendu des Ormeaux. Sans doute, quand on écrit à l’aveugle comme moi, multipliant les désirs, les projets, sans volonté aucune de les mener à terme, seulement dans l’effort du travail parce qu’il faut bien nommer le monde pour mieux s’en délivrer et choisir où, dans quels territoires, aller, sans doute, oui, les espaces où on écrit viennent se déposer malgré soi, leurs énergies si peu discernables auxquelles on se confie entièrement.

Ces endroits où on écrit porte les morts et les vivants qui les traversent. Les érables de la fontaine des Ormeaux, le pendu, aussi courageux que lâche, sans nom et sans tombe j’imagine, les changements du soleil, la hâte dans laquelle j’ai achevé (je ne reprendrai pas les pages de cet après-midi) au moment où j’apercevais, quatre heures après avoir commencé, les mots qu’il fallait dire, tout cela je l’oublierai demain, j’ai confié toute la mémoire de cette vie assemblée en quelques heures sur quelques pages illisibles. Je sais bien que ce qui s’écrit, c’est moins les mots du vieillard que j’ai inventé, des vies de Rimb. que je rêve, de Saint-Just et de sa poussière d’étoile, non, ce qui s’écrit, c’est évidemment l’énergie de la place où tout le jour j’étais (chaque jour un endroit différent, ma règle imposée), c’est l’ombre des arbres et le ciel, c’est les variations de lumière, c’est le dépôt des corps, le bruit de la ville loin, c’est surtout, et je ne le savais pas, les mouvements du pendu au-dessus de ma tête.

Alors, entière est ma dette au pendu, mort dont je rêve longtemps les amours en me perdant sur le retour, mort sublime à vingt ans sept ans, mort dans la liberté du ciel, mort digne de n’avoir pas voulu mourir en armes, et en chemin je lui prête toutes les raisons possibles, aucune ne l’emporte sur la vie qu’il a choisie en mourant.