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nos solitudes agrandies (quelqu’un manque)

jeudi 28 janvier 2016

Des journées entières à rejoindre la nuit. Ça finirait par fabriquer une semaine, un mois, et bientôt une année ; quand il faudra s’allonger, ce serait une vie ? Les pensées sont nombreuses, à jeter un œil vers le ciel qui sombre quelque part où on n’ira jamais. C’est toutes ces dernières semaines, depuis le dernier jour écrit ici, rejoindre le jour et la nuit, chaque soir, chaque matin ; les plateaux, les salles de cours, les métros, les bus, les livres où on va puiser la parole pour la donner, et en secret, un carnet qu’on ne fait pas lire, des nuits que j’écris quand la nuit vient seulement ; mais c’est deux pages ou trois, quand il en faudrait cinquante par minutes pour rejoindre ces parts de soi qu’on sait précieuses, et que le sommeil emporte.

Les auteurs qu’on lit, qu’on suit, et qui un jour disparaissent : c’est à cela que je me reconnais désormais possesseur d’un passé, ces auteurs qui deviennent de plus en plus nombreux, ceux qui disaient la tâche de vivre, et qui meurent. Les auteurs morts qu’on découvre, on les lit depuis leur éternité, on a appris cela. Mais des auteurs dont on tenait les pages ensemble comme leur vie posée ici au milieu d’une trajectoire ? Toute différente est leur approche. Des auteurs dont on sait qu’on pose le poids de notre corps sur la terre ensemble : différent est le poids de la terre, et sa course. Quand un auteur disparaît, ce qui disparaît aussi de nous est innommable.

Hier, la disparation d’Emmanuel Darley signe un vide qui immédiatement est sans recours. Ses pièces de théâtre, je les ai dans ce coin de la bibliothèque où sont les livres frères, les livres d’appui : ceux qui ne sont pas rangés (c’est comme cela que je les retrouve). Ne rien dire davantage, seulement sentir le vide, et le poids qui s’accentue de son corps enfoncé sur la terre ; je sais le deuil en partage, et j’ai honte un peu, aussi, à le partager avec ceux qui plus proches ont tracé des routes communes ; du moins pensé-je : nos solitudes s’agrandissent et se soutiennent, dans le silence de ces nuits d’insomnie.

Sur un mur, derrière l’Alcatraz, ces affiches. Je les prends sans les lire : je les lirai sur l’écran. C’est comme cela que je lis le ciel aussi, et le monde. Dans la distance, dans le proche, le différé, le temps repris, réinventé, d’un temps nocturne, le seul possible désormais que le jour je cours après lui.

Songé à cette idée de pièce pour le théâtre : au pied d’une citadelle, un homme se réveille en sursaut : quelques secondes, il ne sait s’il est l’assiégé ou l’assiégeant. Raconter ces secondes.

Que chaque jour soit un deuil : c’était l’autre pensée au réveil. D’un deuil sans qu’il soit possible de le nommer ; qu’on est comme le lendemain de sa propre mort : seul, dans la certitude de se survivre.

Vu un enfant faire ses premiers pas, dans le petit square derrière l’immeuble. Mais il a commencé à pleuvoir, et la mère a crié on rentre ; je suis resté sous la pluie, un peu.


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