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Pour échapper à la douleur et à la pénurie

[jrnl • 11·10·22]

mardi 11 octobre 2022


L’acheminement vers la mort est une fuite inconsciente pour échapper à la douleur et à la pénurie.

Herbert Marcuse, Eros et civilisation (1955)

Il n’y a pas de pénurie, répètent-ils donc à mesure de la pénurie : il fallait pourtant les entendre affirmer la fin de l’abondance (on avait appris qu’il y en avait eu une) — ne plus savoir quoi penser n’interdit pas cette rage pensive, intransitive et pourtant parfaitement circonstanciée, qui se lève en soi dès qu’on a le malheur d’ouvrir la radio (toujours ce sentiment glaçant d’entendre les nouvelles comme de l’autre coté de la réalité, comme si la poussière dissertait sur le vent) : et c’est toujours le cas, lorsque la machine cesse d’avancer implacablement, elle apparaît comme elle : tout à la fois ce monstre qui broie, et cette fragile mécanique qu’un rien (quelques hommes déterminés et dignes) suffit pour arrêter ; oui, décidément, la fragilité de ce monde mise à nu ne se voit jamais aussi bien que lorsqu’elle est acculée à la férocité — la panique des pouvoirs devant quelques jours de désordre relatif est un signe, mais lequel ?

Les lignes droites du Bâtiment des Arts de l’université dessinent d’étranges perspectives, toujours perdues, toujours inachevées, jamais aussi belles que lorsqu’elles déclinent : je rêve longtemps devant elles, désirant presque m’y confondre en dépit de la tristesse qui s’y lit : c’est le contraire d’un paysage, et peut-être est-ce ainsi que l’on peut désigner les constructions humaines et la tristesse : le contraire d’un paysage, ce qui sert à emprunter tel couloir, à rejoindre les salles, à trouver la sortie.

En regardant les plans des villes assyriennes, constater que rien ne la fait sembler proche des nôtres, et que les nommer ensemble villes accusent moins une ressemblance qu’un désir d’habiter le même monde, à quelques millénaires de distance : c’est le même désir délirant qui plonge ces savants dans la quête des origines, alors que — et chaque jour me le persuade davantage —, il n’y a toujours eu que des fins, et des façons d’en neutraliser les formes ou de précipiter leurs splendeurs : et c’est tout.