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prendre le chemin perdu dans la forêt des signes

mardi 24 octobre 2017


Nous sommes deux abîmes face à face – un puits contemplant le Ciel.

Pessoa


Cette image du chemin de fer dans la forêt qui me poursuit – l’image, et non pas le chemin de fer, même si dans le rêve, un train lancé lentement venait me rejoindre, et me traverser, sans douleur –, comment la comprendre autrement que comme un signe, jeté en désespoir de cause ?

Lire Pessoa ce soir, pour arrêter les pensées, accable : aucune phrase n’est juste, ce soir. Je lis Pessoa toujours comme un oracle : le livre ouvert aux hasards à chercher des réponses. Ce soir, chacune tombe dans l’impuissance, la contemplation oisive, l’acceptation du nul. Je comprends la rage de Ne. à sa lecture, une rage froide et définitive qui m’avait impressionné et que je ne comprenais pas : une rage d’être à chaque instant en travers de la phrase : combien je la ressens.

Alors, plonger dans Marx, stylo en main, est un travail qui rend la peine digne de prendre sa part : chaque paragraphe exige en moi tant, mais quand je le gravis, j’aperçois le paysage autrement, de l’autre côté, et tout change, encore, et encore. Et tout recommence, et la pierre de nouveau exige qu’on la gravisse.

Dans ces jours, impression d’un entre-deux : une mince parenthèse avant que tout s’accélère : se saisir des moindres respirations pour avancer dans les lectures, les projets, les pages à remplir contre l’ordre du temps réel qui conspirent à dresser devant soi les tâches incompréhensibles de la vie sociale. D’ailleurs, je triche : ce soir, j’aurais dû remplir ces papiers, au lieu d’être en rage contre Pessoa, et de gravir Marx.

Cette image du chemin de fer dans la forêt, encore et encore. J’ai laissé mes villes qui n’existent pas au pied de Babel : il faudra bien reprendre, mais c’est un monument et je suis à mains nues. Tant pis : je ne ferai que prendre sa poussière que j’emporterai avec moi. Il y a mes vies de Rimbaud, celles de Saint-Just : se croiseraient-elles ? Il y a tout cela qui est sur la table de travail, et la vie qui manque tant pour qu’on l’épuise.

Et il y a, où que je regarde, dans la nuit ou le jour, le rêve ou les complots que le midi on fait contre l’ordre précis du chaos, cette image d’un chemin de fer perdu dans la forêt.