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silence noir sans voix, équinoxe

jeudi 21 mars 2019


L’espace est silence / silence comme le frai abondant tombant lentement / dans une eau calme / ce silence est noir / en effet / il n’y a plus rien / les amants se sont soustraits à eux-mêmes / en « arrivant »

Michaux, Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki



Deux fois l’an je perds la voix. Je ne sais pas où elle va, et c’est peut-être moi qui m’absente d’elle. Il paraît que c’est l’équinoxe : je cherche une explication claire et je ne trouve que des mots pleins qui m’écrasent.

L’équinoxe de mars se produit lorsque, du point de vue de la Terre, nous observons que le Soleil atteint le point (ou nœuds) à l’intersection du plan de l’écliptique où il chemine - le plan de l’orbite des planètes - et de l’équateur céleste (projection dans le ciel de l’équateur terrestre). L’astre du jour passe alors dans la moitié nord de la voûte céleste. Étant donné que notre planète est penchée, l’équateur céleste croise par deux fois le plan de l’écliptique.

Rien qui explique pourquoi j’ai perdu la voix ce matin, et tout le jour de pire en pire. Quand la vie m’impose de parler, je dois hurler intérieurement pour produire une espèce de murmure tremblée, voilée, brisée en plusieurs morceaux. J’ai enregistré ma voix hier soir, avec la pensée d’enfant que peut-être je ne parlerai plus jamais, et qu’au moins j’en aurai gardé une trace, une dernière.

L’équinoxe tombe aujourd’hui sur moi comme le vent hier : d’un seul coup, et sans que je le sache. Je m’aperçois qu’il est là quand je passe au nord de la Place Jean-Jaurès, et que la Plaine s’étend éventrée devant moi, charnier de ville que les démolisseurs ont massacrée. Ils ont fait tomber le mur. Devant, j’ai voulu prendre une photo d’abord, puis j’ai eu honte de moi, et honte de cela : je suis parti, en essayant de ne pas trop voir. Peut-être qu’il aurait fallu hurler de toute la voix qu’il me reste face à ceux qui détruisent la vie qui reste. Puis soudain, la pensée m’est revenue que c’était aujourd’hui l’équinoxe, et la pensée vengeait tout ce paysage de désolation. La lumière se jetait partout pour mettre tout en pièce.

Les fenêtres qui donnent sur la Place étaient ouvertes : pour voir mieux le désastre dehors ? Ou pour faire venir le soleil au dedans des chambres en désordre joyeux ?

Bonheur profond / bonheur profond / bonheur semblable à la lividité

Je crois me souvenir d’un exercice de Michaux : un jour dans l’année, se taire. Faire ce travail intérieur de réserve. Tenir le pas gagné. Je n’ai pas besoin de me contraindre, le corps m’impose donc le secret. Tous les six mois, oui, une équinoxe muette. Je ne lutte même pas. Au téléphone tout à l’heure, j’ai seulement dit : je vous rappelle plus tard et j’ai raccroché. J’y ai laissé les dernières forces que j’avais. Elles étaient tendres.

Sur le miroir hier soir : vérification de présence au loin. Est-ce que c’est moi ? Peu importe : je voudrais que non. Je voudrais que ce soit comme pour les étoiles, une lumière qui vient d’un astre mort. Je ne sais pas. On jette sa voix contre les parois pour qu’elles nous parviennent différentes : ce serait pareil avec nos corps ?

Dans le silence de ma voix, je sais que je lis d’autres silences : celui du ciel, celui des branches, des animaux morts, des corps lointains comme des étoiles perdues, peut-être perdues, on ne sait pas et on ne saura jamais (les lumières qu’on perçoit d’elles viennent d’autres siècles : et maintenant ?). Quand il fait nuit, à cause de la ville, on ne voit plus rien que le noir du ciel qu’on prend pour des nuages. Même par temps clair, les étoiles s’absentent. Il faut s’habituer au noir pour traquer derrière le silence de leur effacement, quelques signes, là-bas, hurlements lointains qui nous parviennent en caresse. Ce n’est pas qu’une histoire d’astrophysique. Les démolisseurs de la Plaine fondent leur politique sur cela. Moi, je dépose ma vie : comme on dépose un roi, une voix quelque part loin de moi.

Dans le silence, aphone, je chante juste.

La lune a pris toute vie toute grandeur tout effluve / d’avance leur cœur se retire dans l’astre qui reflète


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