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une espèce d’œil double

mardi 13 avril 2010

Dans le reflet de la vitre placée en face du comptoir des Caves Populaires, ce matin, beaucoup de passage : les mêmes silhouettes, les mêmes conversations au-dessus des cafés — rester en retrait m’abstrait totalement du lieu, et personne ne me voit au bout d’une heure. Une heure encore, et je suis vraiment invisible ; un véritable souvenir.


Je devine, à travers un murmure,
Le contour subtil des voix anciennes

Vers onze heures, une jeune femme, étrangère, se présente auprès du patron : elle est journaliste, et prépare pour un magazine japonais un reportage sur quelques cafés parisiens. Pendant dix minutes, elle lui pose des questions dans un français approximatif sur les habitudes des clients, les horaires d’ouverture, les tarifs. Je suis à deux mètres d’eux, et ils ne me voient pas : j’ai lâché mon livre depuis longtemps maintenant, et prends en note sur l’écran, mesure attentivement la fumée qui monte des bocks et des tasses.


Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pâle, une aurore future !

La journaliste s’est levée et prend des photos : il n’y a plus grand monde autour de moi et, plusieurs fois, elle oriente l’appareil dans ma direction pour prendre, je crois, les tableaux derrière moi — peut-être, oui, suis-je devenu invisible. Dans son regard, j’ai l’impression que ma silhouette ne s’imprime pas en elle ; toujours à regarder au-delà, elle se tient devant et je n’existe pas. Je suis sans opacité, sans présence. Et son regard en retour modifie celui que je porte à ce café où je me dissous peu à peu.


Et mon âme et mon cœur en délires
Ne sont plus qu’une espèce d’œil double

Quand je sortirai, ce sera comme toujours en pensant à Verlaine qui a marché plus que moi dans ces rues vides de mots et d’idées, Verlaine dont j’aime à penser que j’emprunte un peu l’allure grâce à cette boiterie qui me quitte légèrement ces jours, mais me laisse une sorte d’habitude sans douleur, un appui plus forcé sur la gauche qui me fait avancer. Et je remonterai la Rue Nollet, incertain de m’éprouver, contours du corps flous comme évaporés aux regards de ceux qui passent devant moi et pourraient me traverser.

...

Pourtant de retour dans le métro, ligne douze, foules rassemblées sur si peu d’espace et toutes appuyées contre moi : je rêverai alors de nouveau une musique au son joyeux, importun d’un clavecin sonore, la traversée de ma propre apparence : et désirerai me transpercer plus profondément d’ailleurs.


Où tremblote, à travers un jour trouble,
L’ariette, hélas ! de toutes lyres