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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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on est à l’abri
mercredi 9 décembre 2009
on est à l’abri : du bon côté des choses, du côté où les choses restent protégées : on est sûr qu’ici rien ne nous atteint : on est du côté où les gouttes coulent à l’envers en laissant voir leur ventre.
sur la cadre, le décor change mais tout reste en place : les horizons qui s’enfilent les uns aux autres et le train qui se déplace le long, ou qui l’entoure, pour atteindre finalement la ville ; sur le cadre, la pluie qui se dépose ne fait que cerner le train, mais ne le traverse jamais.
parole oblique, parole de traverse, mains aux milles doigts qui tentent de serrer la machine pour l’emporter : mais la vitesse est notre alliée : et plus on va, moins on laisse de prise au vent : alors la pluie passe, comme l’air, et finit même par nous propulser.
on est sans crainte, on est plus rapide que le monde autour : on est de l’autre côté des choses, à l’abri de tout ce qui pourrait nous emporter ; on compte les gouttes, et soudain, on a leur goût dans la bouche.
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canal saint-martin
samedi 5 décembre 2009
à hauteur de pavés, la ville à plat me semble comme posée sur une plaque mouvante, et chaque geste que je pourrais faire risquerait de la déplacer, à gauche ou à droite, ou la renverser. alors, je ne bouge pas, je ne respire plus, je ne pense même pas : je regarde.
la pluie tombe plus lentement, plus lourdement ; le noir qui descend pour entourer les réverbères, s’il me voyait, pourrait m’absorber, mais il ne m’a pas encore aperçu, caché derrière les derniers pavés du canal saint-martin, et je peux scruter à mon aise la manière qu’a la nuit pour se lever.
mais je finis par tourner la tête, sans raison, parce qu’avec le temps je me sens intouchable, et tout bouge dans la seconde, tout tremble et se déverse. alors, se sachant démasquée, la nuit tombe soudainement, et je suis soufflé comme une bougie dans le noir dense qui me cerne et me fait tomber avec les dernières lumières du dernier jour.
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lieu où écrire_
Joachim Sénévendredi 4 décembre 2009
Toujours cette longue marche dans les rues de la ville avant de m’asseoir dans un café pour écrire. Je regarde depuis le trottoir, à travers les larges baies vitrées, la couleur intérieure de ce bar, la disposition de ses tables, de ses chaises, de ses banquettes. Quelque chose ne va pas. Où est le comptoir ? Y’a-t-il des places avec dos au mur ? Et l’éclairage ? J’essaie d’imaginer l’ambiance sonore, la musique qui passe, est-ce RFM une fois de plus ? Il ne faut pas hésiter à partir quand on entend certaines notes. Préférer le brouhaha des conversations, avec Fip en sourdine, mais il y a peut-être trop de monde, trop de bruit. Je continue à marcher, à regarder par dehors, ce que dedans j’imagine, combien je pense être suffisamment bien pour écrire. Je crois voir des tableaux aux murs de celui-ci, que des reflets me masquent. Reproductions ? Originaux à vendre ? Je me déplace devant la vitrine, baisse la tête pour bouger les reflets, la série pendue au-dessus des tables semble être à dominante rouge sombre : quelle musique peut bien diffuser cette brasserie pour convenir à ces toiles ? Billie Holiday ? Madeleine Peyroux ? Quel texte puis-je écrire, sous l’égide du rouge et du jazz vocal ? Cela ne va pas, je ne suis pas d’humeur jazz vocal rouge sombre. Le soir tombe vite, je poursuis mon errance dans une rue pavée, étroite et sombre, et l’âge que je lui suppose me transporte plus loin déjà. Peut-être dans un autre siècle, dans lequel je me demande ce que j’écrirais à la lueur des bougies, les sentant diminuer, pris peu à peu par l’obscurité d’un souffle invisible, brutal et pourtant lent, qui les éteindraient les unes après les autres. Qu’écrirais-je dans cette urgence, ne sachant pas quand la dernière mèche de la dernière bougie serait sur le point d’asphyxie ? La devanture est blanche à colombages sculptés, des visages tristes de lutins supportent les poutres de l’étage, des vitres sort une lueur jaune, je distingue quelques ampoules à faible intensité et sans abat-jour, mon regard survole la porte sur laquelle je vois, sans le déchiffrer vraiment, un autocollant noir et blanc qui ressemble en tous points à ceux qui indiquent un hotspot wifi gratuit. La porte est entr’ouverte, je vois des tables sans nappes, des cadres vides suspendus sur des murs nus, unis, je goûte aux odeurs et aux sons, et je me demande ce que j’écrirais, si j’entrais ici.
Sous l’incitation de Jérôme Denis (de Scriptopolis) et François Bon (de Tiers livre), le premier vendredi du mois est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre ; vases communicants. Autre manière, comme l’écrit Scriptopolis, d’établir les liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #6, Joachim Séné occupe l’espace ici, et ce jour, je suis chez lui.
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en quinconce
samedi 28 novembre 2009
ce qui me suit pas à pas, comme mon ombre : le retard, l’empêchement, les tiraillements du jour à ne pas faire ce que la nuit dicte : désapprendre le jour ce que patiemment m’enseigne la nuit. (et les appels sans réponse.)
de l’autre côté de la fatigue, mes pas en quinconce tracent dans le noir une direction possible qui pourrait m’indiquer le chemin. dans le rêve, une dent après l’autre semées comme dans le conte, rage de n’en avoir pas plus pour mordre plus fortement encore sur les heures jamais assez pleines. de l’autre côté de la fatigue, le réveil me laisse le temps de voir les heures venir, m’avaler. alors je m’échappe. (et je lui échappe, parfois, aussi.)
ce qui me guette derrière chaque pas : le retard creusé qui laisse voir le précipice où je marche, fermeté du gouffre sur lequel j’appuie de tout mon poids. le passé ne m’appartient plus, je n’ai plus assez de souvenirs pour croire qu’il m’a engendré. je regarde par terre : pas à pas, je laisse sur le sol comme des doubles de moi qui restent fixés au trottoir et me jettent à la surface du monde, (comme un regard noir.)
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la loi de cette ville
vendredi 27 novembre 2009
est-ce normal que dans cette ville les faits perdent de leur précision ? et la mémoire des faits, leur prégnance ? ce qu’il me reste, c’est seulement leur éclat, comme un moment arraché à une étendue de temps, et qui persiste. mais dans la succession des instants, impossible de reconstruire une durée. je me tiens là, et les secondes se succèdent ; je suis l’une d’elles, et plus rien n’est la conséquence de rien ; je dure et c’est la seule preuve que le monde me traverse encore.
c’est ainsi, je l’ai appris : dans cette ville, quand on se penche vers le trottoir et que le regard tombe sur le sol, il se recouvre de petites tâches noires et de plus en plus gros, bientôt comme le poing. on lève la tête : il pleut. c’est ainsi ; et sur le fleuve : surface perclue de flèches d’eau, le temps se rengorge, la pluie tombe jusqu’à ce que je sois rentré. je l’ai appris : la pluie tombe le temps que je suis dehors, c’est ainsi.
alors dans cette ville : quand je croise ceux qui la peuplent, sans les voir parce qu’avec les faits, ce sont les contours des hommes qui perdent de leur précision ; sans les voir, mais en devinant leur présence étrange à la réalité des faits - et je sais bien que je suis avec eux, occupe dans le temps la même minute qu’eux, mais pourtant : ce qui nous sépare est sans mesure -, je me demande, parfois à haute voix, comme si je m’adressais au ciel et aux visages, les confondant dans leur brutalité et leur silence : s’il pleut sur eux aussi, ou non.
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porte battante
vendredi 13 novembre 2009
Pendant la durée des travaux, le blog reste ouvert. Ou en tout cas battant, comme une porte, serrure fracturée, poignée manquante, et de l’autre côté, couloir noir, d’autres portes.
Le regard qui jettera sur mes épaules
Le filet indéchiffrable de la nuit
Sera comme une pluie d’éclipse
Il descendra lentement de son cadre solaire
Mes bras autour de son cou"Au fer rouge", in Ralentir travaux (René Char, Paul Éluard et André Breton)
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ma maison
samedi 7 novembre 2009
Ma maison est éventrée dans la rue, elle se répand en désordre au milieu de ma vie, je n’y reconnais rien. À force de déménager ses affaires, on finit par prendre soin des cartons et jamais de ce qui s’y trouve. On les déplace comme des images au mur, et on ne voit pas les murs changer, ou se fendre.
Ma maison depuis huit jours : comme un lac de montagne, plat depuis l’éternité, et sur laquelle je lance une pierre. À la surface, on ne voit plus la profondeur, et mon visage se trouble.
Ma maison n’est plus qu’une porte seule au milieu des débris, si je la pousse, je la fais tomber, et tout le pan de mur qui reste avec. Alors, je me tiens devant, et pour passer, j’enjambe les cailloux sur le côté. La porte reste intacte. Je suis de l’autre côté.
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d’une ville à l’autre
vendredi 6 novembre 2009
Ne pas cesser de passer, d’une obscurité à l’autre, et sans mouvement trop brusque de peur de tomber, et d’une ville à l’autre, sans destination précise, sans autre sentiment que l’envie de passer, comme ici, d’un lieu à un autre rattaché par rien d’autre, non, et je ne suis plus de nulle part quand je passe, d’une ville à l’autre, avec le seul sentiment d’habiter simplement le mouvement qui me fait aller vers, et m’empêche de m’en tenir à ce lieu, l’autre.
À la volée, comme toujours, je prends le mouvement de ce type qui lui aussi passe, d’un bout de trottoir à l’autre, et j’envie ces gestes, leur sûreté, leur souplesse, leur désordre construit, leur sagesse élaborée par l’intuition, et quand il disparaît dans l’obscurité, je suis seul avec mes pas qui m’entraînent, sans direction, qui vont.
Je pourrais être comme ce type qui passe, trottoir occupé comme le monde, l’espace qui sépare deux villes, mais je n’ai ni sûreté ni souplesse, ni encore moins la sagesse de bâtir le désordre de mes pas, qui sans moi m’entraînent, hors de toute possibilité d’arriver ; et j’habite ainsi le mouvement.
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sentinelle
jeudi 22 octobre 2009
Attendre dès 7h30, se poser devant le ciel, une heure, laisser la pluie tomber et le froid, attendre.
Tout à l’heure, être passé devant les lycées, les collèges, et s’être glissé entre les conversations bruissantes qui précèdent les classes, l’ennui déjà, les cigarettes allumées rapidement, et les pensées pleines des devoirs à faire, les échappatoires qu’on imagine avec colère.
S’être faufilé entre les voitures pleins phrases lancées sur les routes du travail, les radios allumées branchées aux nouvelles du monde, l’échappée haletante des choses qui passent, qui font la réalité, défont plus loin les rêves qu’on n’ose plus formuler à voix basse, et passer, retrouver le boulevard, se poster là, attendre.
J’ai dans un cahier plusieurs dizaines de pages, écrites en noir, à la main, un texte tenu plusieurs mois durant adolescent à partir d’un seul mot, le premier mot du cahier, le titre aussi, je me souviens, sentinelle, de ce cahier, et je me souviens aussi du sac, volé un jour d’inattention, quelques mois plus tard, laissé sous la table du café, et quand je reviens, à la table, le dos du type avec mon sac, le cahier perdu.
Quand il est 8h, il pleut moins, le froid s’éloigne. Attendre, encore.
Attendre quand le ciel s’ouvre, comme une page, et au-dessus tout le poids du noir qui appuie, empêche, mais attendre quand même, faire confiance aux énergies du corps, attendre quand le ciel terminera, il n’y aura plus que l’horizon.À 8h30, un peu avant, on a fini d’attendre, on regarde une seconde, l’espace d’une seconde suffi, on a déjà emporté la photo, repartir.
Ce qu’on a attendu, on ne le sait pas soi-même ; c’est peut-être une part du jour qu’on entraîne, auquel on participe, c’est un terrain gagné sur l’absence (de la ville), présence à soi-même plus vive le temps de cette seconde où le jour se fait, un part de sa propre colère aussi qu’on laisse sur ce trottoir gorgé par l’attente : il recommence à pleuvoir. -
la maison
mercredi 21 octobre 2009
Dans toutes mes marches autour de la ville, quand je sors au milieu de l’après-midi qui est mon heure pendant que les autres sont occupés dedans — la ville dehors n’est qu’à moi qui marche sans direction et sans volonté, hors celle qui dans mes marches me conduit à chercher dans la ville exposée comme un corps contre lequel s’appuyer pour faire tomber plus lourd que soi, la porte par exemple qui masque : volonté qui dans mes marches me fait marcher là où je suis, je vais, affronte les rapports improbables qui ne me feraient pas marcher à mon âge, et cette heure pleine du jour, téléphone éteint sur le monde : volonté donc, de chercher un endroit de la ville qui pourrait être la ville en elle-même, toute retrouvée sur un lieu, se mettre devant et prendre sa photo et l’emporter.
J’ai trouvé cet endroit (j’étais passé devant plusieurs fois, mais sans la voir vraiment, ou en la regardant trop, et trop de biais, cherchant l’angle, quand c’est de face, et par dessous, que l’évidence s’est imposée à moi) au pied de la ville, ou au bord (et bien sûr ce bord est au centre exact de ma trajectoire vers elle, quand je pars de chez moi et que je la retrouve maintenant tous les jours au bout de ma marche et à son commencement) qui me toisait depuis longtemps et qui me cherchait presque autant que moi (autant que mes marches incertaines et désœuvrées pouvaient le désirer), c’est là.
Une grande maison abandonnée comme il y en a beaucoup dans ces quartiers qui l’entourent, mais cette maison n’a pas de panneau affiché au fronton à vendre, ou vendu, comme les autres, simplement des fenêtres fermées, ou ouvertes sur de grandes pièces vides, plafonds écrasés, sols enfoncés partout, poussières qu’on respire depuis la rue. Une immense maison qui est en fait plusieurs maisons, des pièces allongées sur des mètres d’habitation délaissée ; deux rues plus loin, je parlerai un peu avec une jeune fille assise sur le trottoir avec son chien, elle m’a vu regarder longuement à travers les barreaux d’une fenêtre sans verre, et elle me racontera la maison.
C’est un marécage, elle me dit, je la laisse parler, je n’ai jamais vu de marécage, et elle non plus sans doute, mais on voit très bien ce que cela veut dire, et d’autant plus s’agissant de cette maison, un marécage de plafond, de lattes de bois, de parquet de plusieurs millions partout arraché par l’humidité, les bêtes, le temps passé à ne pas être piétiné tranquillement par des bottines d’homme, un marécage sans ordre, ni haut ni bas (et en passant devant, la route qui l’entoure fait en effet une boucle du bas jusqu’à remonter au niveau du premier étage, presque du deuxième), sans escalier praticable, et du verre partout.
Il y a encore des miroirs accrochés à certaines pièces, dont presque tous n’ont plus de vitre.
Elle continue, elle dit les jours où ils se retrouvaient, plus maintenant, c’est devenu trop dangereux, et il y a des types qu’il ne faut pas rencontrer là-bas, il y a aussi des rondes, elle dit ce qu’ils faisaient, juste parler, se raconter la journée, partager à manger, des cigarettes, à boire ; souvent, ils se font prendre ; la première fois, ils ont demandé aux flics s’il y avait des propriétaires, et ils n’ont pas su répondre, ils ont dit sans doute, mais au fond, personne ne sait vraiment. Ils se demandent alors quel délit ils ont commis, et pourquoi on les arrête ; ils recommencent et quand ils se font de nouveau prendre, ils posent les mêmes questions et reçoivent les mêmes réponses : on ne sait pas.
C’est un endroit fermé qui n’appartient à personne, et le soir certains l’occupent alors qu’il fait plus froid que dehors et que c’est plus dangereux, et plus noir que dehors, mais on l’occupe parce qu’il y a un toit (mais on ne le voit pas), et des fenêtres (mais elles sont toutes brisées), et un sol avec des étages. Je dis c’est un labyrinthe, elle me répond bien sûr.
Tu t’es déjà perdue, elle cherche et répond que oui, sans doute, elle ne sait plus, de toute manière, où qu’on se retrouve dans la maison, on a l’impression d’être perdu, la porte d’entrée change tout le temps, on rentre une fois par là, une fois par ici, et dans le noir, on ne sait pas très bien où on est. On s’assoit où on le peut, c’est toujours le meilleur endroit, on attend que les rondes viennent nous prendre, et s’ils nous oublient on part avant le lever du jour.Dans la maison, j’ai remarqué des graffes au murs, elle me coupe ils ont toujours été là les inscriptions, on ne sait pas qui les a faits, certains les recouvrent, mais la plupart, ce sont d’autres qui les ont faits. Je n’ai pas le temps de demander — de quels autres, par rapport à qui.
Elle est partie avec son chien, et je retourne sur mes pas, prendre la photo ; la chaise renversée, et autour, la lumière qui marque la poussière au sol, le silence de toute cette ville qui dort en plein milieu de l’après-midi.