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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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intériorités des ponts
vendredi 8 janvier 2010
C’est toujours pour moi le plus grand mystère des villes : plus que les
cathédrales, plus que les métros — la fabrication des ponts.Comment on le bâtit, et depuis quelles rives : enfant, j’imaginais que les travaux partaient de part et d’autre, et que le pont finissait par se rejoindre, en son exact milieu.
Je ne sais pas pourquoi cette obsession — ce n’est pas vraiment une métaphore de la ville, ce serait plutôt le contraire. C’est le geste d’en sortir. Celui d’en finir avec le centre clos des habitations : on passe au-dessus du fleuve, on s’en va. On construit un pont pour mieux couper avec ce qu’on laisse derrière soi. Enfin, c’est comme cela que je les imagine. C’est ainsi que je les prends.
À Bordeaux, il y a cette passerelle imaginée par un artiste pour une installation et qu’on a laissée en raison du succès qu’elle a attiré. C’est un pont de bois qui part du rivage et qui cesse après quelques mètres ; les gens s’avancent, se heurtent à la fin du pont, et demeurent là, au-dessus du fleuve, avant de faire demi-tour. Ils appellent cela une passerelle. On a construit un pont en forme de promenade à sens unique. Un pont à bord. Une impasse interrompue.
Dans le froid, je passe devant cet autre pont qu’on construit ou qu’on consolide. C’est un pont dans la ville qui n’enjambe rien sous lequel on passe : on appelle ça un tunnel, mais il a de l’extérieur la forme d’arc brisé d’un pont. C’est surtout un trou au milieu de la ville dans lequel on s’enfonce avant de revenir à la surface. Les villes ont sans doute besoin de telles expériences pour éprouver le ciel. Sous ce pont, on a installé de magnifiques échafaudages en formes d’escaliers, des barres de fer qui ne semblent rien soutenir, mais qui dessinent l’intérieur du pont souterrain.
La route est fermée à la circulation, mais j’enjambe les barrières pour m’approcher au plus près : c’est ici que les foules devraient venir pour voir un pont. Les passerelles là-bas singent peut-être l’idée du pont : ici, on en dessine sa forme intérieure, sa puissance cachée, sa conscience peut-être.
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au revers
jeudi 7 janvier 2010
Je possède au revers de moi tout ce que je ne suis pas, tout ce que la nuit en secret je confie à la part de moi la plus enfouie. Si je voulais en faire le portrait, je commencerai sans doute par dessiner les yeux avant les contours du visage, et sur les lèvres, je tracerai à la hâte, comme un enfant, des larmes de sang, noires.
Le rêve tait ces choses là : le rêve censure plus qu’il ne dévoile — alors, si je cherche à savoir ce que la part la plus enfouie de moi cherche à me dire dans les moments de plus grande solitude, de rage plus sourde encore, je vais toujours à l’opposé de ce vers quoi le rêve m’oriente. Je retourne l’image qu’elle me présente, et la regarde longuement, comme si c’était ma propre main, coupée.
C’est un long exercice. Dans la ville, je m’efforce de même : quand elle m’offre un visage, je cherche toujours dans les quartiers plus noirs, plus lointains, les centres invisibles des murs, les reflets tremblés des clochers en haut des fleuves. Sur les parois, entre les grafitis coulés jusqu’au sol, je pose ma main, sens battre aux tempes du réel les coups saccadés et irréguliers d’un pouls qui finit par se confondre avec le mien.
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mises à jour
lundi 4 janvier 2010
De n’être tenu par aucune identité : ni sociale, ni nationale : et ni morale, ni rien ; de n’avoir pas d’adresse ; d’occuper le temps depuis le matin sans réveil jusqu’à épuisement du dossier le soir ; de n’avoir besoin que de six heures la nuit : et pas de compteur pour le jour ; d’avoir pour seul rêve de confort, une table où poser des livres, une autre pour écrire leur lecture (et de la musique pour faire passer l’énergie de l’une à l’autre table) — et une fenêtre, avec vue sur les toits : et une porte, donnant sur une rue, et les visages vers lesquels aller, partager la rue, le temps qui la fait passer d’un trottoir à l’autre : et qu’on échangerait bien plus que le temps ;
Dans le reflet de mes désirs, de mes seules revendications à la réalité pour que je l’accepte — et pour que je l’autorise à me passer sur le corps — je ne vois rien de plus ; pour l’année qui vient, j’ajouterai seulement : soifs, au-dehors comme au-dedans ; et soifs encore pour tout ce qui pourrait servir à faire barrage aux formes d’identité, d’adresse, de fatigue de toute sorte.
Sur la façade de verre, les corps ne bougent pas, ils restent assis à leur bureau à l’intérieur, mais on voit de temps en temps, remuées par le vent, des longues branches sans raisons vibrer la surface, dessiner d’étranges rêves sur les peaux du réel. Belle leçon. Alors, comme on visite en esprit les chairs passées de nos vies, s’agira de trouver au-devant de soi les mouvements de ce dehors qui vient troubler et renouveler les plaques trop immobiles du temps.
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celui dont l’âme pèse de cailloux_
Daniel Bourrionvendredi 1er janvier 2010
Celui dont l’âme pèse de cailloux de terres grasses de glaise à mottes lourdes et noires et lisses tranchées mais net par les charrues et renversées cul dessus tête et sur lesquelles on marche à se casser les chevilles mais même pas même pas et tout au bout du champ s’en retourner et reprendre sillon et puis encore et puis encore jusqu’aux draps gris du soir gris crépuscule qui nous mord à l’épaule et nous fait frissonner de peur de fatigue rentrer alors avec les bêtes l’araire est resté couché sur la terre on le lèvera demain pour s’y remettre et puis encore et puis encore sans trop savoir ce qu’on peut croire attendre de nos vies vides de nos semailles à tête de pioche sans pouvoir savoir qu’après viendront tracteurs et puis plus gros toujours plus gros mais nous déjà bien morts bien recroquevillés dessous nos terres nos bans nos espaces incertains nos chemins dénoués mais nous déjà rongés fondus presque oubliés dans nos cimetières fermant les routes les horizons presque oubliés de ceux d’après ceux nés juste après nous et puis après et puis après jusqu’à ce que naisse quand même celui dont l’âme pèse.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2008, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre ; vases communicants. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #5, Daniel Bourrion occupe l’espace ici, et ce jour,je suis chez lui.
Et d’autres vases communicants ce mois

– Michèle Dujardin et Cécile Portier
– Anthony Poiraudeau et Brigitte Célérier
– François Bon et Marc Pautrel
– Elle c dit et fut il ou versa-t-il
– Christine Jeanney et Juliette Zara
– Zoe Ludicer et Mot(s)aïques
– Dominique Boudou et Anna de Sandre
– Luc Lamy et Frédérique Martin
– Hélène Clemente et Isabelle Rosenbaum
– Pierre Ménard etJean Prod’hom
– Pierre Chantelois et Hervé Jeanney -
fins du jour
jeudi 31 décembre 2009
Au jour le plus court, jour le plus menacé par la nuit, c’est comme si, sur la pointe le plus resserrée du temps, toute la lumière venait s’agglutiner comme pour condenser une fois pour toute l’énergie accumulée une année durant avant de l’éparpiller dans la nuit la plus longue, de s’effacer avec elle.
Quand l’année finit, on n’en a pourtant jamais terminé avec le ciel, les formes qui se dessinent et tracent pour une part de soi les directions possibles : les formes d’un chameau, ou d’une belette, ou d’une baleine, toutes emportées par le vent.
C’est au moment où on est sûr de l’une de ces formes, au moment précis où on est prêt à la chevaucher, cette forme qui dit plus que le ciel ce qui nous enveloppe de lui, c’est à ce moment là que cette forme est avalée sous la lumière.
Et si c’était la ville qui courrait sous les nuages immobiles — la terre tournant sur elle-même pour leur échapper, et quand elle aura fait un tour, persuadée de les avoir semés pour de bon, se retrouverait dans la nuit la plus compacte : comme dans nos rêves où la fuite bute sans cesse sur la peur de la solitude qu’on avait provoquée, le monde plus fermé que des poings ou que des yeux dans le noir soudain.
J’avais attendu, il y a quelques mois, le lever du soleil : sa lenteur à se faire, à se donner jour littéralement ; et j’étais là pour mesurer la vitesse d’un seul instant où ça basculait définitivement. Le soir, c’est l’inverse : en quelques secondes, le jour se défait, et lentement : le voile de noirceur qui se pose sur les toits, sans à-coup, sans terreur.
Dans l’épaisseur des couches au-dessus de ma tête, on met quoi de ces peurs, de ces espoirs pour l’année qui vient — et pour celle qui est passée, on voudrait tendre la main pour enfouir dans le sol mouvant du ciel tout ce qu’on aimerait oublier, ce qui a fait de cette année achevée une année de plus ou une année de moins ?
Compte arbitraire des jours qui se terminent là par pure convention, il n’y a pas de fin — et on peut bien habiller ce jour de tous les rites religieux, téléologie de l’instant, ou des pires superstitions qui existent (commémoration, résolution, invocation) rien ne viendra à bout de cela : un jour après l’autre, c’est comme les étoiles, c’est comme les vagues ; non, il n’y a pas d’autre fin que celle qui interrompt le compte en cours.
Devant le jour, relire les lettres de Nerval datées de 1854. Quand la folie est la plus sûre d’elle, qu’elle se concentre dans l’esprit sur une pointe comme au jour du 21 décembre, espace de temps le plus court du jour tant et si bien qu’on ne sait s’il reviendra (de là, sans doute, les superstitions de ces jours, où l’année recommence : où le jour regagne du terrain) : et la folie qui touche au point d’expression le plus juste.
En 1854, ce sont Les Filles du Feu, puis ensuite, Pandora, les Promenades inhabitées, et l’incandescence de Aurelia, laissée en l’état, cet hiver de 1854/1855. Quand le jour se termine, on dirait qu’il se bat avec lui-même : qu’il s’arrache encore un peu de peau pour s’en délivrer. Quand le jour en termine avec le jour, ce qu’il reste, des lambeaux qu’il nous lance, et ce qu’on en fait : des simples raisons d’en finir.
Du jour étranglé, on n’aura rien dit si l’on ne parlait pas de sa répétition.
Qu’il ne tombe pas pendant un certain temps, mais qu’il tombe plusieurs fois — qu’au moment où on le croit pour de bon achevé, voilà qu’il revient, et relance au-dessus de la ville quelques flammes.I
Il me semble que je suis mort et que j’accomplis une deuxième vie.Et de nouveau, s’éteint.
On tourne l’année sur elle-même, on n’y trouve que du temps renversé en même : et n’est-ce pas une raison suffisante pour devenir fou ? Je veux dire : commencer enfin à envisager le monde depuis l’envers des choses ?
II
Ce que c’est que les choses déplacées ! On ne me trouve pas fou en Allemagne.III
L’argent du diable, s’il est donné, devient l’argent de Dieu.IV
Que faut-il ? Se préparer à la vie future comme au sommeil. Il est encore temps. Demain, il sera peut-être trop tard.On écrit sur une page, et quand on la retourne, qu’on voudrait reprendre là où on en était, on est sur le ventre des lettres, on les continue, et on les nie. On les efface.
La lettre de Nerval datée du 24 janvier 1855, est adressée à sa bonne tante : la rassurer, avant tout, lui dire que tout sera bientôt surmonté ("Quand j’aurai triomphé de tout..."), lui confier quelle place elle tient pour lui. Le lendemain, on aura retrouvé son corps, accroché rue de la Vieille-Lanterne, mais tout cela ne compte pas.
Ne m’attend pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche
Ce qui tient de la blancheur et ce qui tient de la noirceur ? C’est sans doute de n’avoir pas pu les départager, leur confier à chacun leur douleur et leur joie, qu’on n’a pas su franchir le jour. Mais ne pas succéder au présent, c’est peut-être aussi une manière d’accomplir et l’une et l’autre. Demain, il fera jour.
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arrière-monde
samedi 26 décembre 2009
En retrait, les formes parfaites du monde, telles qu’on n’ose pas les rêver : le fond qui donne corps à ce qui au-devant est la réalité des choses. Loin derrière, c’est l’appui nécessaire, c’est la toile sur laquelle repose tout.
En avant, les détails se détachent : on voit la vie possible, on reconnaît les récits dans lesquels nos vies ont un sens, une raison de se frayer entre.
Et quand je me place un cran en avant encore, que je vois de l’extérieur l’avant et l’arrière monde, que je me saisis de cette vue d’ensemble dans le tremblé de la nuit noire, je me retrouve soudain dans la matière même du noir, et je compose comme je le veux les formes qui donnent sens au réel.
Je souffle sur mes doigts, et je repeins les violences du monde, je suis l’une d’elles, je suis pour une seconde le souffle et le mouvement de mes doigts : je suis la seconde et le soleil au loin dans la nuit sale — je suis la conscience endormie de la ville ; je veille sur elle.
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sur le fil, bras tendus
vendredi 25 décembre 2009
Franchir sans regard pour le vide qui se déplace à chaque pas sous le corps, un jour après l’autre, tendre les bras comme un funambule, mais c’est de marcher que je m’endors, alors je vais ; et un pas dans le vide retarde le vide encore : je n’ai pas peur.
Il fait grand ciel bleu aujourd’hui, et les nuages d’hier, où sont-ils ? Dans le rêve d’hier, c’étaient, sur de grands paysages, des nuages qui sortaient du sol et qui prenaient la place de la surface du monde. Je marche sur des reliefs transitoires, éphémères, brumeux — et je ris (de ce rire violent qui en même temps me glace), jusqu’à ce que je m’enfonce tellement dans le brouillard que je disparais avec mon rire : et c’est tout mon silence qui m’enveloppe avec le nuage.
Mais quand je me réveille, je n’ai plus peur parce que j’ai laissé toute cette peur, là-bas, et que je suis démuni d’elle, sans recours face au réel : je n’ai plus que le froid pour me souvenir de mon corps. J’ai si froid la nuit que je me serre contre moi, et je me réveille plié en deux, de douleur ou de froid : contre moi, le rêve n’a pas plus de substance que le froid ; lequel a le plus de prise sur la douleur ?
Un jour après l’autre : les bras plus tendus encore pour écarter les parois du vide comme j’avance sur le fil — dans le fleuve, tout à l’heure, je suis allé cracher pour voir s’il réagissait encore à ma présence, si je n’avait pas été avalé complètement par la fatigue. Dans le fleuve tout à l’heure, il y avait ces couleurs qui indiquaient une direction où aller et se perdre : je vais dans l’année qui me prend et cette fois, non, cette fois, je n’ai pas peur.
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autoportraits
lundi 21 décembre 2009
Ombre portée de soi — à bout de bras sans doute — par les murs qui dressent la ville de froid tout autour. Ombre à distance de toute reconnaissance et dont la lumière du soir seule détient les lois de l’écart, de la hauteur, de la profondeur peut-être.
Sur la surface d’un miroir, on ne reconnaît de son visage que ce qui fait défaut : c’est qu’on se heurte toujours au plein des formes, jamais au visage extérieur qui est celui de son rêve.
Alors, je choisis au hasard les murs et place mon corps en travers de la lumière pour me fabriquer des miroirs : ce sont souvent des trottoirs, et mon ombre qui se répand s’étale et désire s’échapper sous le sol : je marche sur mon ombre comme je l’écris, un mot après l’autre déchirant ce qui l’approche.
Mais quand ce sont des murs devant moi, comme ce soir-là, je reconnais mieux la verticalité des pierres qui est la véritable silhouette de ma pensée. Visage de soi portée en-deçà de la simple reconnaissance : je lis mieux l’attitude, et moins la pose : dans la violence de la projection, le flou des contours trace la ligne la plus envahissante — et la plus juste — de mes autoportraits.
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théorème d’Archimède (propositions)
dimanche 20 décembre 2009
Depuis peu, c’est le froid au visage qu’on éprouve au dehors dans la grande aspiration des rues contre soi : le froid qui secoue le corps depuis le crâne jusqu’aux doigts, qui fait trembler chaque pas ; le froid qui arrête et qui en même temps fait marcher plus vite — on entre dans la ville comme un corps plongé dans l’eau ; on est redressé au-dedans de soi par plus fort que son propre poids.
« Tout corps plongé dans un fluide au repos, entièrement mouillé par celui-ci ou traversant sa surface libre, subit une force verticale, dirigée de bas en haut et opposée au poids du volume de fluide déplacé »
On avance le dos un peu courbé et le menton appuyé contre la poitrine, les mains au fond des poches en recherche de plus de prises, et un pas gagné sur l’autre voudrait tirer en arrière de soi le trottoir qui ne se laisse pas faire ; dans le froid, les équilibres trompeurs des forces jouent toujours en faveur de ce qui est en face de nous et qui oppose à la marche un mur opaque qu’on ne cesse pas de traverser.
« Un corps plus lourd que le liquide où on l’abandonne descendra au fond et son poids, dans le liquide, diminuera d’une quantité mesurée, par ce que pèse un volume de liquide égal à celui du corps. »
Devant les ponts de la ville, quand on lève les yeux, la neige tombe à l’horizontal, passe sous les colonnades de béton et coule au-dessus du fleuve : deux parallèles qui se rejoignent à l’infini. On ferme les yeux une seconde devant un coup de vent plus féroce qu’un autre et quand on les ouvre de nouveau, la ville a changé de couleur, de place, et de forme.
À force de pousser dans la masse inerte de la ville, le froid a fini par s’enfoncer dans nos propres corps et lorsqu’on respire, c’est du froid qu’on expulse sous forme de buée mouvante. Quand elle retombe, c’est de la neige : on respire sur la ville les flocons qu’on a accumulés sur elle ; on est la propre force appuyée contre la ville : on est son corps immergé sur elle.
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sans vis-à-vis
mardi 15 décembre 2009
C’est ici qu’on range les archives : on a dressé de solides étagères de bois qui se font face de part et d’autre du mur ; la salle est tout en long — au dernier étage, les fenêtres donnent sur les toits, on est ici sans vis-à-vis.
Les étagères de gauche sont pleines (quand je passe devant la salle la première fois, je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil à l’intérieur : je rentrerai à mon deuxième passage, furtivement ; m’attarderai à mon troisième) : les étagères de droite sont vides ou presque.
À gauche, on a empilé les thèses, les exemplaires (religiosité et expérience chez les poètes américains du XIX : 1803-1894) y sont en plusieurs volumes (l’impossible sujet de W.T, ou la fascination du vide), jetés là en vrac (droit et regard dans le théâtre de l’est américain : 1907-1975), les uns au-dessus des autres (écritures chicanos : 1902- 1945), sans ordre (peuplements du récit dans les fictions biographiques — 1846-1987).
Je rêve sur les dates, leur précision terrifiante qui sont pour moi d’un arbitraire magnifique ; je sais pourtant qu’ils justifient une partie du travail, que ce sont ces dates qui donnent parfois sens à ces recherches. Mais décrochées du reste, elles valent moins que celles qu’on lit au hasard de nos marches entre les tombes d’anonymes.
Je reste longtemps à lire les titres de ces exemplaires sans doute ouverts mille fois par leur auteur, dont chaque mot pesé est l’histoire d’une vie ou presque — et qui se sont retrouvés dans ce cimetière sous les applaudissements, les honneurs : nombre de pages scellées et avec elles, leur part d’audace et d’échec, ce qu’elles ont dû déplacer de savoir mort pour mourir une deuxième fois ici — c’est inimaginable.
Cinq étagères de trois mètres de haut emplies de thèses jaunies, des centaines peut-être.
En face, sur les étagères de droite, il n’y a presque aucun livre. Mais il y a des étiquettes sur la base de chaque rayon qui indiquent des sections : une moitié pour Thoreau, une autre pour V. Woolf. Etc. Des noms surmontés par des emplacements vides.
Sur l’une des étagères, il y a une bouteille d’eau posée (depuis combien de temps ?), au trois quart vide, sale, un dépôt noir au fond — elle appartient à la section Samuel Beckett.
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