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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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contre-histoire
dimanche 14 février 2010
Rien n’est à toi, dit la chanson que j’écoute, volume au plus haut pour qu’aucune note ne m’échappe, ni le souffle de l’air autour, et les silences qui font tenir haut la voix du type qui crache ses mots comme si ne pas les dire ferait s’effondrer le monde ; et comme je suis là, dans la pièce chaude, entouré de cela, la nécessité de l’histoire ce soir, l’urgence de la prolonger.
Rien n’est à toi, c’est juste l’histoire du monde ; aux salariés de cette usine, disent les informations, on envoie une lettre annonçant leur licenciement, sauf — sauf s’ils acceptent un nouveau poste, payé deux fois moins que peu, de l’autre côté de l’Europe. Volume serré contre le corps, dehors le froid ne m’atteint pas, il visse encore d’un cran la chambre où je me tiens, et le bruit du monde qui frotte contre la voix du type, qui crie de plus en plus le refrain pour ne pas céder.
Rien n’est à toi, chacun sa petite seconde : en haut du phare la semaine dernière, le monde comme en miniature, les arbres qu’on pourrait piétiner d’un regard — fourmis tout cela — le sommet des arbres qui m’apparaît comme la surface de la réalité — fourmis encore, et fourmis les mouvements des cimes au rythme du vent — je m’enfonce dans mon manteau : on me pose une question, je n’ai pas entendu ; je réponds quand même — j’ai une chance sur deux de tomber juste. À la télévision, la célébrité se monnaie à la seconde : et le soir, patiemment, une ligne arrachée sur l’autre à l’écran de l’ordinateur, on construit dans le bruit fort de cette musique la contre-histoire du réel qui saura lui rendre gorge, au moins.
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arme par destination
samedi 13 février 2010
C’était pour surveiller la mer, ce qu’elle pouvait apporter : temps de guerre qui a laissé dans son sillage ces carrés comme seuls vestiges — ici, sur la pointe, on en a posé sur toute la côte, sans ordre et sans art ; des blocs de béton armé, je crois. Il y en a peut-être dix, mais on ne les voit pas tous ; et dans le soir qui descend, c’est comme si la nuit en apportait d’autres que j’aperçois peu à peu.
La plupart sont tagués, et l’un d’entre eux surtout, entièrement recouvert d’écritures : sur lui, je lis tout le roman de ces années — et des années qui viennent. Ce sont peut-être des signatures : comme on s’approprierait un bâtiment sans propriétaire, sans fonction, sans possibilité même de lui en attribuer une. On peine déjà à leur trouver un nom : blockhaus, casemate, bunker. Alors, sur eux, on n’écrirait quoi d’autre que des lettres, et aucun mot ; son propre nom projeté en rêve pour recouvrir toute mémoire et tout sens.
Ceux qui ne sont pas recouverts d’écriture le sont par le sable qui avance sur eux, année et après année, et j’imagine dans quelques siècles ces bunkers qui dépasseraient à peine au milieu de la mer, les jours de grandes marées. Et peut-être un jour, qui sait, arriveront-ils sur l’autre continent.
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d’en haut
jeudi 11 février 2010
D’en haut, on verrait la route seule plonger ses mains dans la mer, partir. On suivrait des yeux sa ligne comme au ciel les dépôts blancs des avions qui dessinent leur direction, en arrière.
On marcherait par la pensée en se faufilant entre la forêt et on laisserait toutes les villes dans le dos ; on se dépouillerait de tout ce qui leste, dettes des colères, trahisons en conscience, terreurs sans image de la vie sociale ; on irait là où la route continue.
On passerait un moment dans l’ombre ; fatalement on finirait par se perdre de vue à marcher longtemps en soi — au bout d’un moment, on perdrait même l’idée d’aller. Ne resterait qu’une seule pensée : avancer, et sous le pas rejeter chaque seconde loin dans le dos.
Mais on n’arriverait jamais quelque part : de là haut, je peux voir la mer commencer, ou finir — comment savoir. Quant à la route, je ne sais pas : nulle part elle se termine. Elle doit s’arrêter quelque part dans la forêt, s’enfoncer.
D’en haut, je vois le point d’impact du sol sur mon corps, et la route qui se dégage.
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porte condamnée
mercredi 10 février 2010
Porte trop étroite et trop haute ; sans fond, sans largeur et sans horizon. Porte si faible de vie qu’on passerait dessous sans y entrer ; porte condamnée.
On se tient devant telle rue — porte qui est à elle-même sa rue et sa hauteur, son ciel tout entier, sa ville en circulation unique, dépourvue de maisons, juste du sol et des murs autour — et c’est comme entendre une rime jamais entendue, ce mot qui grince dans la mâchoire et qu’on ne reconnaît pas mais qui laisse le monde vide après lui, déserté de tout ce qui l’avait rendu nécessaire, légitime.
On se tient devant cela, une ombre qui détale mais on n’a rien vu, une ombre qui va s’élancer plutôt, qui est sur le point d’arriver, et qui ne vient pas ; un cran retiré du rêve, en arrière, c’est toute la peur qui fige : on est devant cette rue et quelqu’un va passer, c’est sûr ; et que personne ne passe ne change rien au fait que dans la seconde, oui, quelqu’un va traverser en courant : et nous dévisagera. On serait bien resté toute la nuit s’il n’y avait pas eu le jour qui.
Dans le rêve que je décrypte mal, moi seul sous cette porte, immense et sale comme un quai de la Seine, comme le lit de la Garonne si large qu’on ne voit jamais l’autre rive qu’en fermant les yeux, et les bruits de pas d’un type qui ne vient pas : tout cela qui se mêle avec la rime inconnue, un vers qu’on ne retrouvera jamais ; ou alors, il faudra revenir sous cette porte, dans ce rêve, (à attendre sans savoir pourquoi le type dont on est sûr et certain qu’il va passer, et montrer son visage pour démasquer le nôtre), et cela, non, pas question : jamais.
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née ici_
Anne Collonguesvendredi 5 février 2010
Si j’étais née ici, je ne regarderais pas ce paysage presque nu avec curiosité. J’aurais fait ce trajet cent fois, mille fois. Je ne remarquerais pas les arbres dispersés comme des parasols entrouverts. Je serais peut-être, dans le wagon d’à-côté, un des ces rires qu’on entend jusqu’ici.
Si j’étais née ici, j’aurais l’habitude de ce vent tournant, fait de poussière amassée loin, qui fait aboyer les chiens. Je m’appellerais Adi, Hadas ou Noam, j’aurais un prénom court et j’écouterais de la musique américaine. Contre ma cuisse il y aurait une arme posée en travers et ma main dessus.
Si j’étais née ici, je serais assise avec eux, dans un carré de sièges bleu nuit tacheté, je participerais à ce désordre des voix qui s’apostrophent et se croisent jusqu’à ce qu’une fatigue commune, partagée, se rappelle à nous. Certains mettraient leurs écouteurs, d’autres tireraient leurs manches jusqu’aux poignets, jusqu’aux mains, atteignant presque les phalanges ; recouvrant les extrémités du corps avant d’entrer dans un lambeau de sommeil en se blottissant dans les remous du train.
Je fermerais les yeux, avec eux, à l’unisson, et cette autre qui n’est pas moi, qui n’est pas d’ici, nous regarderait ; observant lentement nos visages mats, nos sourcils noirs et dessinés, nos têtes penchées, nos yeux clos, nos mains tranquilles et le sillon des plis de nos pantalons verts identiques ; puis elle tournerait la tête vers le paysage, vers les mouvements gris du ciel.
Elle confondrait un tronc foncé au loin avec une femme qui marche et les moutons immobiles lui donneraient l’impression d’une peinture, d’une image plaquée, inerte qui lui rappellerait un tableau champêtre au mur de la salle à manger des grands-parents.
Si j’étais née ici, j’habiterais Lod. Peut-être. Juste avant l’arrivée, je reconnaîtrais le coin boisé suivi du dépotoir sauvage tout près des rails et les arbres à clémentine bas comme des buissons. Les deux palmiers au moment où les rails se multiplient seraient un repère familier.
Le train presque à l’arrêt, j’apercevrais sur le quai d’en face des silhouettes en uniforme beige, avec pantalons retroussés sur des bottes montantes : je reconnaîtrais deux amis.
Si j’étais née ici, j’aurais peut être deux ans de moins ou trois fois mon âge, je serais quelque part ailleurs ou ici même, dans ces pensées glissantes qui suivent le mouvement des choses que l’on approche et qui disparaissent.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2008, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #6, très heureux d’accueillir Anne Collongues — depuis septembre, elle vit à Tel Aviv, pour un an, et son blog lieux est autant le journal de la découverte de ce pays, qu’un laboratoire de récits pour textes en cours, fictions et photographies.
Et merci de son accueil.D’autres vases communicants ce mois
– Jean Prod’hom (les marges) et Brigitte Célérier (paumée)
– Anthony Poiraudeau (futiles et graves) et Juliette Mezenc (je plie et déplie)
– Michel Brosseau (à chat perché) et Hervé Jeaney (chaos illustré)
– Martine Sonnet (l’employée aux écritures) et Philippe Annocque (les hublots)
– Luc Lamy (le blog à Luc) et enfantissages
– Christine Jeaney (tentatives) et aedificavit
– Anna Desandre (biffures chroniques) et Kouki
– Olivier Guéry (soubresauts) et Phil Rahmy (kafka transports)
– Pierre Cohen-Hadria (pendant le week-end) et Michel Brosseau (kill that marquise)
– François Bon (tiers livre) et Joachim Séné (fragments, chutes et conséquences)
– Jérôme Denis (scriptopolis) et Emma Reel (CultEnews)
– Pierre Ménard (liminaire) et litote en tête
– Gilles Bertin (Lignes de vie) et Epamin’
– Loran Bart (les lignes du monde) et Michèle Dujardin (abadôn)
– Florence Noël (Pantareï) et Eric Dubois (tribulations)Mots-clés
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ligne 13, adresses
mercredi 3 février 2010
la souffrance, (il s’arrête avant de reprendre) je veux dire bien sûr la seule valable, la seule justifiée, celle qui avale toutes les sensations du corps, qui me fait avoir un corps et non plus être celui-ci, c’est chaque fois que je croise le premier visage le matin, et que je vois dans ses yeux que ma présence ne suffit pas à effacer de son visage ce qui une seconde avant constituait mon absence.
la vie possible, (il souffle et lâche d’un seul tenant), le seul monde acceptable, celui qui, dans la tête, passe quand il prend la forme du désir : et quand je lève la tête, dans le métro, les affiches qui passent ne renvoient rien de cela, seulement des publicités qui vendent l’autre vie, impossible, inacceptable, seule réelle.
dans la tête, (il me confie) ce qui passe de haine, et d’images de carnage le soir avant de me coucher, nécessaires pour dormir, ne m’appartient pas mais je le reçois comme si j’étais le seul à pouvoir endosser ces fardeaux, et quand je regarde mes mains, trop incapables de seulement me porter jusqu’au soir, je suis obligé de fermer les yeux pour passer la nuit.
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les marcs des nuages
samedi 30 janvier 2010
Enfin
il faisait nuit dans l’appartement,
je me cognais aux meubles de l’antichambre,
mais dans la porte de l’escalier,
au milieu du noir que je croyais total,
la partie vitrée était translucide et bleue,
d’un bleu de fleur,
d’un bleu d’aile d’insecte,
d’un bleu qui m’eût semblé beau
si je n’avais senti qu’il était un dernier reflet,
coupant comme un acier,
un coup suprême que
dans sa cruauté infatigable
me portait encore le jour.M. Proust, Albertine disparue
Heure transparente : quand je jette un regard par dessus l’épaule sur cette partie de la ville qui commence, je vois tout, à travers elle, ce qu’elle est, ce qu’elle va devenir.
C’est une habitude désormais : vers 19h, regarder le ciel, à cette fenêtre, et fouiller dans les marcs des nuages, les prédictions pour la nuit.
Les dernières forces dans la bataille : jeter ses dernières forces dans la bataille, dit-on : je ne sais pas ce que ça révèle — jamais on n’a vu l’issue des combats changée. Jamais. Peut-être s’agit-il surtout du souci de n’avoir rien à emporter, ensuite.
Une dernière fois montrer, une dernière fois cacher : s’emparer de cette lumière, endosser pour soi la responsabilité de montrer, de cacher — sur quelques lignes noires, avancer les mains en avant pour agrandir son propre territoire d’inconnu.
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à la ligne
mardi 26 janvier 2010
Hâtons-nous ;
le temps fuit,
et nous traîne avec soi.N. Boileau
D’urgence en urgence, on court toujours après son propre retard. Une ligne après l’autre, les changements se font au plus court, on resquille sans regard.
Je compte les jours comme une nuit de moins —
Parfois, je sursaute, et comme je plonge dans mes poches de peur d’avoir oublié mes clés, des papiers, j’imagine une seconde qu’une seconde me manque et que m’ayant dépassé, elle me laissera en retard pour toujours.
Une seconde après, je suis de l’autre côté du temps et je cours après mon train.
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en regard
lundi 25 janvier 2010
Dans le silence, les pas qui s’approchent : je mesure mentalement la distance qui m’en sépare.
Il fait nuit et je ferme les yeux plus profondément, jusqu’à la douleur. Je voudrais ne rien entendre : les pas dans le silence et le noir de la chambre ne font que s’approcher, encore et encore.
La couverture au-dessus de la tête, le corps serré contre soi, la terreur prend de plus en plus d’épaisseur et finit par m’absorber.
Quand les pas s’arrêtent, c’est à quelques centimètres du lit.
Le cauchemar s’achève toujours à ce moment là : il commence la nuit, et c’est en lui que le matin je m’éveille, le bruit des pas anonymes qui me lancent dans le jour.
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le tremblé du vide
dimanche 24 janvier 2010
Rue Thomas Man, quartier d’architectes : quartier dessiné d’abord à main levée sur de grandes tables inclinées, puis monté sur structures miniatures en bois ou en plastique, longtemps avant les premiers coups de pioches : et un peu après les derniers coup de pioches, levé du sol noir, tout un quartier prêt à l’emploi, jardins et ponts suspendus, rues larges, immeubles en acier qui le bordent.
Mais aucun commerce, que des banques dressées au-dessus comme si elles étaient là pour surveiller, et aucun café, aucune devanture d’aucune sorte.
Quand on passe, sous les bureaux, on avance d’un pas plus rapide de peur d’être aspiré jusqu’en haut des tours : vertige à l’envers. La nuit, c’est pire : la nuit, on a l’impression d’être dans un autre fuseau horaire que ces bureaux.
Mais je monte et descends la rue comme une échelle : en bas, je trouve la fermeté du monde ; en haut, le vent qui pourrait me faire tomber — j’ai vu le quartier naître, et je sais que je le verrai mourir.