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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Est-ce pour toujours
[09•01•23]
lundi 9 janvier 2023
Ut-Napishtim dit à Gilgamesh :
« Est-ce pour toujours
que nous bâtissons nos demeures ?
Travaillons-nous pour toujours ?
Pour toujours que l’ami est séparé du frère ?
Pour toujours que les cœurs se remplissent de haine ?
Pour toujours que les fleuves inondent les cultures ?
Pour toujours que les oiseaux voient le soleil ?
Depuis les temps lointain, il n’y a plus sur terre d’immortalité.Gilgamesh, version de Nikolaï Goumiliov (traduit du russe par André Markowicz)
Sans parler de ce moment où ce nuage a frappé Marseilleveyre par-dessus la mer dans un bruit impossible, et qui n’existe pas, ni de cette lumière que faisait le ciel dans ma course tandis que le vent peinait à souffler contre lui-même, ou de ce souvenir qui s’efface (la pluie au-dessus de la Mosquée), à mesure qu’on avance dans le temps, on recule dans autre chose, mais quoi ? est-ce la douleur dans la jambe ce matin, je ne sais pas, j’était tout entier une carte de tarot, de celle qu’on ramasse sur le trottoir séparée de toutes les autres, incapable de servir à autre chose que d’image posée contre un livre dans l’idée qu’elle pourrait nommer le jour, la nuit.
Je regarde les cartes des villes anciennes comme s’il s’agissait de se repérer dans le temps plutôt que dans l’espace : passer des quartiers ouest à la vieille ville en passant par le pont, longer la Ziggourat et presser le pas pour rejoindre le nord, remonter la voie processionnelle, voir apparaître la Grande Porte d’Ishtar, les Jardins, le Palais Royal par-delà les remparts : je sentirai presque au talon la rudesse du sol et d’ailleurs, vers midi, quand je me lèverai de la table du bureau, je serai épuisé par cette promenade que mentalement j’ai fait ce matin des heures durant vers 583 avant J-C.
Aller dans le vent et contre la lumière cet après-midi avec la sensation que l’une redoublait l’autre, formant cette matière vive dans quoi l’époque aussi fore et se heurte, et tombe sans lutter.
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Jrnl | La force de penser davantage
[06•01•23]
vendredi 6 janvier 2023
Je suis jeune et je ne dois rien à personne. Rien ne m’intéresse que ma propre destinée. Il resta muet comme si cette phrase lui avait ôté la force de penser davantage.
Copi, La vie est un tango
Le présent est tout ce qui existe. (Je retrouve dans une vieille note de la machine quelques phrases jetées au hasard, je sais bien que c’est moi qui les ai déposées là, mais sans aucun souvenir de quand, d’où, n’importe, je les retrouve là, c’est un portrait sans visage de phrases suspendues à leur propre absence, échouées comme des poissons morts.) Le vieillissement tel qu’on le connaît appartiendra bientôt au passé. (C’est ainsi peut-être qu’on écrit : en abandonnant.) Le milieu de nulle part. (Puis, il est possible que j’ai volé ces phrases, arrachées comme de mauvaises herbes aux trottoirs — les mauvaises herbes n’existent pas, il n’y a que notre impatience et notre désir de vouloir que tout pousse selon notre volonté — d’un geste rageur et tendre.) Les arbres ne se couchent qu’une fois morts.
C’est comme quand on achève un livre : on le sait parce qu’on l’observe comme un étranger, qu’on ne le reconnaît plus, qu’on est de l’autre côté de lui avec le sentiment que c’est lui qui sait, qui a raison, qui nous a tout pris et nous console désormais : que nous sommes son enfant.
Excéder sa propre dimension. (Je ne ferai rien de ces phrases.) On ne marche pas sur la route ; on marche dans la nuit. (Rien.) La nuit nous contient. (Il faudrait savoir tuer des vieilles phrases comme des insectes.) Le sang qui coule hors de nous, allongés, nous grandit. (Il faudrait ne pas s’en vouloir d’avoir commis tant d’oubli, d’avoir placé tant de soi dans ce qui s’évanouit sans raison.) Le soleil fait le mort.
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Jrnl | Et le soir, et la nuit
[02•01•23]
lundi 2 janvier 2023
Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit !Victor Hugo, Soleils Couchants (1831)
Le geste du joueur là-bas, face contre ciel, le bras puisant dans la force de gravité la pesanteur qu’il faut avant brutalement de déclencher ce mouvement de balancier, bras jeté changeant le poids en légèreté soudaine lancée vers des hauteurs que rien ne pourrait franchir hors son espoir qu’en tendant là-haut son poing il pourrait heurter la dernière lueur du dernier jour — et il le fait —, et ce qui s’échappe de lui est cela aussi, l’espérance vaine qu’au lointain son geste viendra heurter quelque chose, et dans le bruit sec, métallique, presque fatal, le sentiment de la victoire qui ne sera qu’un soulagement ; ou dans le silence, le goût amer de la défaite, encore.
Courir, une dernière fois, ce dernier jour, dans le soir coulissant sur la mer, le long des choses : nous ne sommes pas si nombreux, ces corps qui courent, qui ont chacun une raison de le faire, parfois inavouable, parfois secrète à soi-même, parfois par pur désespoir de soi et pour s’épuiser davantage, être au moins maître de cela : son épuisement, oui, ne pas le céder au monde : on se fait un signe de tête, on passe, on s’est reconnu.
Le lendemain aussi je courrai, premier janvier : rien n’a changé, le chiffre de l’année n’était donc que cela : un chiffre — aujourd’hui, je n’ai pas couru, rien n’a changé non plus, sauf que toute cette lumière éblouissante des crépuscules est devenue du passé que déjà j’oublie.
Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons. -
Jrnl | D’un sommeil qui n’est pas la mort
[30•12•22]
vendredi 30 décembre 2022
Nous vivons sous la menace d’un sommeil terrible, d’un sommeil qui n’est pas la mort, mais une épaisseur où la pensée écoute une chanson sifflée à travers l’eau.
Eric Vuillard, Tohu (2005)
Dans la matière, savoir ce qui est, ce qui importe, ce qui va disparaître : apprendre à regarder autour de soi à la mesure de ces trois critères toutes choses qui justifieraient cette vie au nom même de leur perte à venir — il n’y a rien d’autre et si dieu est haïssable, c’est parce qu’il est l’envers de tout cela ; le vent est tombé d’ailleurs hier avec le jour au moment où les ombres grandissaient, que tout s’échappait, qu’une bête, chat ou rat, tout près hurlait de douleur ou de joie avant de s’enfuir.
Relire Tohu ce matin en cherchant une leçon : chaque phrase se lirait non pas seulement indépendamment des autres, mais effaçant les autres, les rendant vaines et pourtant — sentiment que toutes les phrases ne sont écrites que pour produire celle que je lis et va être recouverte : leçon ? Ou aveu de l’impossibilité de raconter autre chose que l’écriture ? Mais cette autre chose n’existerait aussi qu’à la condition de la liquidation de l’écriture.
Il faudrait savoir ce qui dans l’existence ressemble à ces longues lignes de contrebasse qu’on n’entend qu’à peine dans les grands airs et qui soutiennent le tout, non pour l’organiser, mais pour que l’ensemble puisse ployer et ne jamais s’effondrer.
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Jrnl | Fuir à travers les bois
[26•12•22]
lundi 26 décembre 2022
Les chiens de chasse jouent encore dans la cour, mais le gibier ne leur échappera pas, même s’il est déjà en train de fuir à travers le bois.
Kafka, Aphorismes de Zürau
L’année finit au moment où les jours se prolongent, il faut renoncer à comprendre quoi que ce soit dans cette existence sous la lune, sauf les mécanismes de la domination, les ressorts complexes et sûrs de l’exploitation, la vérité est concrète pourvu qu’elle relève de ce que l’homme fait de l’homme — quant au reste, savoir si la goutte d’eau avance vers le rivage ou si elle ondule toujours à la même place, connaître le mouvement des pierres dévalant la falaise, comprendre le cri de la bête quand elle se sait seule, les larmes, non, il faut seulement regarder et ne pas l’écrire, ou seulement pour soi et les forces qu’on y trouvera.
Lisant presque d’une haleine les chroniques de Claro (l’imparable Abattre son jeu) —, ce regard sur la littérature qu’on commet de nos jours, d’une radicale intransigeance, d’une férocité même parfois contre les lâchetés —, tâcher d’en retenir non pas les leçons, mais cette faculté à se rendre disponible à l’ignorance, ou l’inconnu : traquer les signes, dans Lowry, ou débusquer les impostures ici et là, c’est le contraire de la leçon, bien sûr, et si c’est parfois (souvent ?) cruel, c’est aussi au nom de la tendresse infinie : ce qu’on mise dans ce qu’on nomme l’écriture et qui n’est qu’un prétexte pour mieux arracher à soi, aux autres, au monde, ce qu’on ne sait pas.
Dans la phrase de Kafka, pourquoi suis-je à la fois le gibier et les chiens, la joie et la terreur : la certitude d’être et de prendre — et de savoir que tout finira dans des éclats de sang et l’indifférence de la forêt ?
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Jrnl | À mesure qu’on réalise le possible
[20•12•22]
mardi 20 décembre 2022
On ne réalise jamais tout le possible, on en fait même naître à mesure qu’on en réalise.
Gilles Deleuze, L’Épuisé
Celui qui nageait un vingt décembre dans une eau à dix degrés ; celle qui chantait dans sa voiture et dont je ne verrai que le profil agitant les lèvres dans le silence de ma voiture ; celui qui tendait la main en regardant dans le vide le vide à la porte de la boulangerie ; celui qui consacrait l’hostie devant les derniers croyants — ceux qui avaient perdu la mémoire et regardait celui qui consacrait l’hostie pour eux, sans savoir ce qu’ils faisaient là et pour quoi — ; celui qui en haut de la piste cherchait le chemin pour redescendre au plus sûr, au plus vite, et ne faisait que perdre du temps devant la carte ; celui qui cherchait le sommeil et ne trouverait que des souvenirs qui l’empêchaient de dormir : images de la solitude ce mardi la veille du solstice.
On est toujours la veille du solstice où qu’on soit dès qu’on pense au solstice et qu’on sait qu’arrivera, devant soi, le solstice et tout ce que le solstice apporte, occulte, achève — toujours la veille même son lendemain ; il n’y a que la veille du solstice (ce soir) où le solstice paraît cette immensité vague et terrible, à peine existante ; la preuve : je l’écris.
Celui qui nageait ce vingt décembre dans une eau à dix degrés ne nageait pas : il marchait à la bordure des choses et à travers la solitude elle-même, froide et indifférente.
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Jrnl | À ton visage perdu
[17•12•22]
samedi 17 décembre 2022
Seul ce qui s’ajuste, telle la clé à la serrure, se ressemble. La réciproque affinité nous façonne.
Le clou a, pour image, le trou. Malin miroir. Le trou, pour gage, le clou.
Ce qui est devant toi, te renvoie à ton image ; ce qui est derrière, à ton visage perdu.
Edmond Jabès, Le Parcours
Sûr comme une ombre, le jour qui tombe sur moi dès le matin — l’équinoxe est partout —, le soir fabrique de la nuit traversée de lumière pour qu’on mesure davantage le poids des noirceurs qui là-haut se font sur Marseilleveyre et au-delà (il n’y a pas d’au-delà) ; parfois, les avions traversent encore tout cela comme si c’était encore possible, le ciel, l’ailleurs, partir, tout ce qui s’échappe tandis que levant les yeux vers tout ce vide là-haut, on fait semblant d’attendre encore le tonnerre des dieux anciens pour prouver que le monde existe — la fin du monde seule le prouverait —, nous regardons ceux qui partent fabriquer sur nous de l’ombre qu’on ne saisit pas.
Toutes les peaux mortes, toutes, sont posées sur nous dans ce creux de l’Histoire : près des Réformés, on a jeté sur un bloc de ciment des silhouettes pour qu’on puisse voir le silence que ça fait, de regarder les silhouettes sur un bloc de ciment au pied d’une église aussi vide que le ciel et qui donne envie de hurler, ou de désirer, ou de partir.
Quand il fallait encore écrire la Bible, on pouvait au moins désespérer.
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Jrnl | De la grisaille
[16•12•22]
vendredi 16 décembre 2022
Rêver, étant endormi, est-ce avant tout voir des images et des scènes, avoir affaire à du visible, de l’audible ? Semblable à quantité d’autres rêveurs de nuit, en rêve je ne proteste pas, m’habituant à l’instant à la situation, si impossible qu’elle soit, sans la rejeter, sans m’en évader. Les images visuelles ne sont là que subordonnées, pour l’accompagnement, pour ajouter à la crédibilité, et juste indispensable. De la grisaille. La grisaille n’est pas seulement là.
Henri Michaux, Le rideau des rêves
Ce qui justifie un jour peut parfois tenir à quelques secondes, un instant même au cours duquel vivre aurait lieu et la force d’y croire, peu importe si l’instant a duré ou non, et même — je l’apprends ce jour — peu importe s’il a eu lieu, comme ce matin dans le rêve tandis que réveillé brutalement il n’en restait rien, sauf cette qualité fragile d’émotion, mais aucune image, aucun souvenir, rien.
Dans le soir en rentrant, cette lumière jetée dans la mer désespérément comme s’il s’agissait de tirer les premiers pour faire bonne figure dans la défaite : mais non, le vent frappait fort contre les premiers remparts du monde, la mer franchissait parfois avant de s’écraser sur le sol de tout son poids mort, les voitures passaient, arrogantes et victorieuses, c’était la nuit bientôt, tant pis.
Ce soir, les cris des enfants dans l’école tout près donnent le signal des vacances : le mot existe encore, il dit quelque chose qui autrefois savait dire quelque chose en moi ; dans l’œuvre de Georges Bataille s’organise une pensée autour d’une formule magique — l’indifférence des ruines —, et c’est peut-être cela qu’on nomme, nous autres, la réalité devant les hurlements des enfants dans fin décembre.
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Jrnl | L’art du bourreau
[14•12•22]
mercredi 14 décembre 2022
de même
l’art du bourreau
il travaille l’homme
et l’homme est ce reste
que l’art ne réduit pas à sa question
encore
fait le bourreau
Bernard Noël, La Chute des temps (1983)
Dans le métro, nous mettons scrupuleusement en acte les techniques apprises de longue date : par exemple, ne regarder personne (c’est une tâche difficile, et nous la maîtrisons désormais) ; par exemple ne pas écouter — nous entendons tout — ; par exemple ne pas imaginer que nous sommes dans les profondeurs des ténèbres où autrefois les anciens faisaient promener Eurydice (ce n’est qu’un exemple) ; par exemple ne pas imaginer que le monde pourrait être autre chose qu’une chose obscène ; par exemple qu’on pourrait désirer y vivre pleinement.
Puisque je dispose miraculeusement d’un temps mort avant d’attaquer le jour par sa face sud (l’après-midi étale en couleur blanche et grise là-haut), je m’arrête à la librairie : les livres allongés comme des stèles, les noms sur eux et sauf l’absence de date, rien qui les distingue des pierres tombales — mais on peut les saisir, partir avec l’un d’entre eux (j’arracherai à la fosse commune les tombes portatifs d’un récit de Mathias Énard et un recueil de Bernard Noël), abandonnant les autres sur lesquels règnent le bruit étouffé des conversations et les tintements de la caisse automatique.
Depuis la Caravelle, la Basilique semble toujours sur le point de basculer : elle ne semble tenue que par les nuances que fait le ciel qui l’entoure et qui à chaque instant pourrait la lâcher.
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Jrnl | Et toutes les roues des fiacres
[12•12•22]
lundi 12 décembre 2022
Et toutes les vitrines et toutes les rues
Et toutes les maisons et toutes les vies
Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaive
Et j’aurais voulu broyer tous les os
Et arracher toutes les langues
Cendrars, La Prose du Transsibérien
C’est par hasard, je me suis perdu dans un des réseaux dit sociaux, et je lisais distraitement : dans le flux des avis que l’on dispense là-bas, tel auteur s’interrogeait à voix haute — il n’oublie pas de raconter sa promenade sur la plage — et questionnait la nécessité de l’œuvre d’Annie Ernaux, crachant évidemment sa haine et son ressentiment contre ce qu’il considère comme la haine et le ressentiment de cette œuvre, puis, rappelant le désir vengeur sur quoi s’adosse cette écriture, notre auteur lâche ingénument : « Mais de quelle offense » ? — et je trébucherai sur cette question, cette insulte : des offenses, on n’en reçoit tant, soi-même et infligées à nous autres, aux plus faibles, qu’elles semblent la façon dont le monde s’adresse à nous — je ne sais pas si on écrit pour se venger des offenses, mais on n’écrit jamais sans y répondre, ou sans tâcher à tout le moins d’écrire depuis elles, comme si elles étaient la condition de toute parole : à ma réponse, l’auteur m’a conseillé d’aller me promener et de prendre l’air.
Quand je prends l’air, je vois la mer aussi, elle borde la ville où s’allongent les files d’étudiants quémandant l’aide alimentaire ; et le désespoir — et la solitude — et les coups qu’on reçoit dès qu’on voudrait demander des raisons : alors se venger ?
Se venger commence par lever d’autres désirs et laisser voir combien est haïssable la structure même des réalités qu’on nous inflige : reprendre la main, raconter d’autres histoires, faire des promenades des occasions de forger en soi des colères qui ne seraient pas seulement des paroles : et puis ne pas se contenter de promenades, s’organiser surtout, maintenant, plus que jamais — l’histoire a beau faire tourner sur nous sa roue de torture, on songe à quelques manières de la faire changer d’axe, le soir quand on est seul, qu’on est tant à être seuls et qu’on rêve non seulement de vengeance, mais des façons sublimées et réelles de venger les offenses.