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Koltès | « je dis chez moi par habitude »
Rue Cauchois
samedi 7 janvier 2023
Je ne faisais que passer ; Paris en coup de vent et de passage sur la ligne 2, sortir regarder le ciel vers Blanche, les attroupements, cafés ouverts avec les miroirs, les ombres pressées qui rentraient chez eux — j’ai remonté l’avenue et tourné avant le Moulin Rouge sans oser regarder en face ce que la ville était devenue (quelque chose à voir, grand magasin livré aux touristes ou aux marchands), gravi la rue Lepic avant de prendre l’angle de la rue qui à gauche s’enfonçait dans son impasse ; le soir jetait ses flaques d’ombres épaisses et lentes sur le pavé irrégulier du sol. Au fond l’immeuble était là — à même place que toujours. Une plaque disait qu’ici des rêves avaient été formulées à voix basse sur nous autres et jusqu’à nous avaient pris formes ; on pouvait en entendre encore les désirs sur quelques pages, dans quelques livres minces et blancs où s’était déchirée une part de notre histoire.
C’était là.
Le ciel là-dessus passait aussi lentement qu’ailleurs, aussi indifférent. La ville dans le dos continuait de vibrer et de faire comme si la nuit était possible après tout. Je suis resté quelques instants. Il ne pleuvait pas. Puis, l’appartement vide là-haut, je ne sais pas où il est. C’est comme devant une tombe : on sait bien qu’il n’y a rien de la vie là-dessous. Là-haut, il n’y avait que des ombres et elles pouvaient bien danser dans le contre-soir, le silence faisait entendre son écho, et je devais partir.
« car je vis à l’hôtel depuis presque toujours, je dis : chez moi par habitude, mais c’est l’hôtel, sauf ce soir où ce n’est pas possible, sinon c’est bien là qu’est chez moi, et si je rentre dans une chambre d’hôtel, c’est une si ancienne habitude, qu’en trois minutes j’en fais vraiment un chez-moi, par de petits riens, qui font comme si j’y avais vécu toujours, qui en font ma chambre habituelle, où je vis, avec toutes mes habitudes, toutes glaces cachées et trois fois rien, à tel point que, s’il prenait à quelqu’un de me faire vivre tout à coup dans une chambre de maison, qu’on me donne un appartement arrangé comme on veut, comme les appartements où il y a des familles, j’en ferais, en y entrant, une chambre d’hôtel, rien que d’y vivre, moi, à cause de l’habitude – on me donnerait une sorte de petite chaumière, comme dans les histoires, au fond d’une forêt, avec de grosses poutres, une grosse cheminée, de gros meubles jamais vus, cent mille ans de vieillesse, lorsque j’y entrerais, moi, avec rien du tout et en un rien de temps, je t’en fais une chambre comme celles des hôtels, où je me sente chez moi, je cache la cheminée derrière les meubles en tas, j’escamote les poutres, je change le goût de tout, je vire tous ces objets que l’on ne voit jamais et nulle part, sauf dans les histoires, et les odeurs spéciales, les odeurs des familles, et les vieilles pierres, et les vieux bois noirs, et les cent mille ans de vieillesse qui se moquent de tout, qui vous font étranger, qui ne peuvent jamais faire croire que l’on est tout à fait chez soi, je vire tout et la vieillesse avec, parce que je suis comme cela, je n’aime pas ce qui vous rappelle que vous êtes étranger, pourtant, je le suis un peu, c’est certainement visible, je ne suis pas tout à fait d’ici [1]… »