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Amélie Chamoux & Laurent Eyraud-Chaume | L’adolescence à bout touchant
Pistou, récit d’adolescence
vendredi 19 juillet 2019
de et avec Amélie Chamoux, mise en scène Laurent Eyraud-Chaume
Théâtre de la bourse de travail CGT, Avignon Off 2019
Théâtre à hauteur d’épaules de l’adolescence, de l’autre, de soi et du théâtre : une scène nue comme une simple adresse, le plateau vide pour mieux prendre appui et raconter à bout touchant ce qui traverse une vie quand elle commence. Pas même une vie, seulement l’adolescence au moment où on lui demande de choisir son avenir en quelques semaines et qu’elle affronte ses désirs amoureux à la réalité mesquine. Alors sur la petite scène du théâtre de la bourse du travail CGT, la compagnie du pas de l’oiseau comme à mains nues ou pour seule arme le théâtre-récit affronte tout cela, le théâtre, le récit et l’adolescence. Amélie Chamoux endosse les milles voix et rôles de cette tragédie minuscule du quotidien pour dire que l’adolescence n’est pas vouée à être écrasée ni par le monde ni par le regard qu’on peut lui porter.
Dire l’adolescence au moment où elle bascule vers on ne sait où, l’âge des décisions, des choix quand on ne sait pas qui les fait pour nous, les violences absurdes que les adultes commettent l’air de rien parce qu’eux, ils sont « responsables », et ces lycées vérolés par l’habitude, les exclusions de tous ordres, tranquilles et lâches, selon qu’on est filles ou garçons, pas vraiment d’ici et même d’ailleurs, et ces familles qui sont d’autres lieux de silence, d’exclusion, les amours qui pourraient être des bouffées d’air mais qui parfois relancent la douleur d’être rejeté ou d’être soi. Oui, toute l’adolescence, ce mélange des sensations libres et des oppression qui enserrent : alors, tout cela, qu’on le jette sur un plateau, avec ce qui la compose, ses affects et ses pensées, ses poses et ses ridicules, ses héroïsmes quand on finit par enfin parler en son nom, et ça fabriquerait une vie, le début d’une vie. C’est immense et c’est banal. C’est fabriqué de milles fragments, de milles vapeurs. Le théâtre du Pas de l’Oiseau ose dire ce tout dans le minuscule d’un récit d’adolescente : et par le minuscule, le singulier, touche à cette simplicité de reconnaître ce monde en partage qui n’offre que des voies de garage, et dont le salut réside peut-être seulement dans les chemins de traverse.
C’est un pari, qui porte en lui tout une façon de penser le monde et le théâtre ensemble. Un plateau nu, une simple actrice, trois cagettes de bois, quelques lumières, un écran qui projettera quelques phrases. Trois fois rien — et depuis ce rien, toute une vie donc. Et pas seulement une : l’actrice dira donc toutes les voix qui font le paysage d’adolescence d’une jeune fille, Lucienne — voix des amies, des parents, des enseignants, des psychologues, de toute cette masse d’altérité qui empêche d’être soi, et qui permet de s’affirmer autre. D’une posture à l’autre, et sans spectaculaire, sans l’outrance vulgaire du stand-up, mais avec une sensible grâce, on endosse une voix avant une autre, et tel corps soudain d’emprunt pour faire lever la présence de tel ou tel. L’affleurement de la caricature sans le grincement de la dérision, la souplesse seulement d’esquisser des visages et d’autres vies qui passent. Tout le théâtre des corps avec un seul ; et des lieux, dans le simple geste de le laisser voir, et de montrer qu’il est de pur fabrication. Un jeu avec le théâtre, et dans la tendresse de ses moyens dérisoires où tout lever.
Le récit : de même. Traversée d’une année de lycée en une heure et tout y passe. Les passages obligés sont autant de portes d’un slalom lentement et vigoureusement mené — l’allant est une énergie. Le récit n’est pas seulement témoignage, il est une composition musicale, et plus encore : culinaire. Pour faire vivre ensemble les drames et les joies, il fallait bien le liant qui les rehausse. Le pistou, dans la cuisine du sud, sert à tout relever : exhausse le goût de chaque plat. Du pistou comme image d’un théâtre qui relie, assemble, relève. Pistou, c’est le surnom de la jeune fille parce qu’elle trouve chez sa grand-mère l’ingrédient qui donne saveur à tout, même au plus fade. Et quand c’est la vie qui est la fadeur même ?
Dans le lycée, elle fait face aux violences ordinaires. Aux plus sournoises aussi. Aux plus ridiculement politiques. Par exemple à la cantine, c’est viande tous les midis, et tant pis pour ceux qui n’en mangent pas, par goût ou par croyance. Alors la jeune fille prend la tête d’une petite mobilisation contre cette exclusion de fait. Épopée minuscule qui touche à plus grand qu’elle : les sous-bassement d’une société organisée contre tout ce qui semble autre. Et dans ce monde qu’on nous raconte, l’adolescence est bien cet autre que toutes les politiques disent vouloir mettre au centre des discours pour mieux l’évacuer de toutes actions politiques. L’adolescence n’a pas le droit de vote, c’est seulement une part de marché pour les communicants, publicitaires ou démagogues. Donner la parole à l’adolescence, à une adolescente, sans condescendre à parler pour elle, c’est d’une certaine manière la relever aussi : et faire du théâtre moins une tribune qu’un point de vue.
« La sensibilité de chacun, c’est son génie. » phrase de Baudelaire qui lance le spectacle. C’est la psychologue scolaire (ou la conseillère d’orientation ?) qui la propose à la jeune fille. Mais c’est tout le programme de ce théâtre. Non d’affirmer un génie du surplomb, mais chercher dans le commun de vies sensibles un tout un chacun qui pourrait être partagé : et qu’on habiterait ce monde des violences subies, consenties ou faites, cette existence où la bureaucratie décide des vies, cette expérience de l’autre où soi-même on ne sait qui on est. Les lignes qui s’esquissent à la fin du récit proposent l’hypothèse des perspectives fuyantes : non pas pour tourner le dos au monde, mais pour l’affronter par la tangente. Refuser les circuits balisés de l’admission post-bac, chercher sa voie ailleurs, où on n’est pas, où on ne sait pas : par la marche fabriquer le chemin.