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Artaud, la voix déchue
mercredi 19 mars 2014
Article publié dans la revue Incertains Regards n°3, consacré au verbalisme, paru aux Presses Universitaires de Provence, en mars 2014.
Quand l’inconnu nous interpelle, quand la parole emprunte à l’oracle sa voix où ne parle rien d’actuel, mais qui force celui qui l’écoute à s’arracher à son présent pour en venir à lui-même comme à ce qui n’est pas encore, cette parole est souvent intolérante, d’une violence hautaine qui, dans sa rigueur et par sa sentence indiscutable, nous enlève à nous même en nous ignorant.
Maurice Blanchot, Une voix venue d’ailleurs
Voix : Faculté de parler. En général et dans l’acception physiologique, production d’un son dans le larynx. Dans le langage biblique. Ce qui semble parler.
Dictionnaire Littré
Pour en finir avec le jugement de dieu n’est pas un texte à lire [1], d’abord une voix à écouter, une voix élaborée à mesure qu’elle se constitue et fraie ainsi dans l’espace impossible de l’entente une féroce jonction entre ce qui est inouï et ce qui se laisse entendre, entre le mot lâché et les énergies qui l’emportent, entre le sens délivré enfin et les forces qui s’en délivrent pour accomplir le rituel sacré d’un théâtre mis en pièce : en voix et en lambeaux de chairs que la voix a traversés. C’est dans ces déchirures que s’inscrit la voix d’un corps dépouillé de sa chair visible quand on l’écoute à distance, dans l’éloignement du temps et de l’espace avec lequel nous recevons l’aura diffusée de la voix. Distance et éloignement qui sont les ultimes déchirures par quoi nous entendrons pour toujours désormais la voix d’Antonin Artaud, levée d’un corps manifesté en son absence même, voix qui dira mieux que toute son œuvre écrite peut‐être les paradoxes féroces d’une parole mutilée et dont la mutilation est la présence même, diffuse, éclatée, informe, survivante d’un corps surgi d’un corps, d’une voix émanée du socle mort de son tombeau ou, davantage, de l’esprit vif de son être.
Voix d’Artaud qui tend à redéfinir même l’opération qui l’institue voix pour celui qui l’écoute, comme elle s’efforce de redéfinir les termes de l’échange à l’œuvre dans toute voix. C’est la violence première, essentielle aussi pour l’entendre pleinement : voix dont l’un des multiples retournements vise à redéfinir ce qu’est une voix, ce qu’elle peut, plutôt : et enseigne comment apprendre à l’entendre. Voix qui se donne ainsi pour tâche, sur tous les plans de son spectre de diffusion, de porter jusqu’à l’extrême limite du possible les puissances d’un corps inouï, travaillant l’expérience de la chair en épreuve du corps même, celui qui écoute, celui qui fait entendre.
Pour en finir avec le jugement de dieu, si elle est œuvre ultime – lors même qu’il s’agit là d’une attaque féroce contre l’idée même d’œuvre en laquelle fore cette voix –, c’est au titre de cette expérience de la voix qui double l’écriture, la dépasse et la dépose, spectre tout tissé de cette membrane vibratile d’un corps transitoire qui fait passer l’air en l’expulsant, tord le son et le corps à la fois pour en exprimer, ainsi qu’un fruit, le mot comme un crachat, l’excrément vital. Le Double, enjeu de toute l’existence d’Artaud – enjeu comme question toujours infiniment posée dans ses écrits – n’est‐il pas ce « spectre d’âme » que la voix fait résonner ? Le Double, cette opération du corps visant à produire du corps, qui dépasse et outrepasse la présence du corps, ne trouve‐t‐il pas dans la voix de ce corps, la Chair invisible qui parvient à mettre en mouvement les signes du nouveau langage espéré ? Au tribunal de la représentation que tente de dresser Artaud comme l’échafaud des anciennes pratiques occidentales du théâtre et de la poésie, la voix est au croisement du signe mort et vif : en lui le dépôt du sens obsolète ; en lui aussi l’espace d’un affranchissement pourvu qu’implose par lui le corps ancien, le sens donné, le signe fixe.
Œuvre d’une voix dernière en tant qu’elle vise aussi à refonder la possibilité même pour une voix de se produire, le spectacle vocal d’Artaud est une forme de testament aussi : ce qui demeure finalement comme l’exercice en acte de la cruauté, davantage encore peut‐être que Les Cenci, qui n’était finalement qu’une approche, empesée encore dans certains préjugés de la représentation. S’il revient à Pour en finir avec le jugement de dieu d’endosser ce rôle, c’est peut‐être parce qu’appartient à la voix seule entendue dépouillée de corps la charge d’une émission qui traverse la représentation du corps, l’accomplit aussi. À la manifestation visible d’un drame comme Les Cenci, il y a tout lieu de penser que cette voix jouit d’une supériorité évidente : celle de ce retrait du corps, de la permanence de ce qui s’en arrache, la voix qui déchire à la fois le pli de l’être et le rend présent, à nous, contemporains de notre corps enveloppés de la voix émanante de l’absence même qui la produit après la mort.
Projet et destinée d’une émission maudite
Novembre 1947, Artaud vient d’avoir 51 ans. Son visage porte cruellement les dix années qui viennent de passer et c’est un vieillard qu’il semble ; ne pas revenir sur les traitements qu’il a subi alors, dans ces « asiles d’aliénés », dira Artaud, autant de « réceptacles de magie noire conscients et prémédités » et d’invention de maladies (l’axiome incontestable : « s’il n’y avait pas eu de médecins, il n’y aurait jamais eu de malades [2] ») – combien de violences aussi, l’exorcisme électrique que lui font subir les médecins et qui affecte la chair, la douleur comme épreuve de chaque seconde désormais [3]. Dès lors ce qu’une voix charrie avec elle de ce passé, on l’entendra sans doute aussi avec ce qu’elle ponctionnera au présent : car de la voix advient autant la manifestation d’une présence que la levée de son passé, comme dans les fragilités acquises on reconnaît la puissance de sa délivrance, ce mot qui sert à nommer le moment d’un accouchement et le geste d’un affranchissement.
Ce mois de novembre où le directeur des émissions dramatiques et littéraires de la Radiodiffusion française, Fernand Pouey, lui fait commande d’un texte pour le cycle « La voix des poètes » le trouve dans une activité prise entre mille feux de projets. Artaud commence immédiatement à rédiger une dramaturgie précise de voix et d’instruments que quelques semaines suffisent à achever : « Il faut que tout / soit rangé / à un poil près / dans un ordre / fulminant [4] ». Ce texte, Artaud le possédait en lui depuis longtemps sans doute ; ou est‐ce ce texte qui le possédait ? Mais s’il s’ancre de loin, impossible aussi d’entendre ce poème dramatique sans comprendre qu’il accompagne les écrits de cette période, texte sur la magie (contre elle), et conférences. Dans la dialectique entre recherche et composition, nul plan de secondarité, seulement un même mouvement qui vise à opérer sur la magie un renouement et un embrasement. Pour en finir avec le jugement de dieu sera le texte dépôt des recherches — au double sens d’une quête et d’une réflexion. Écrit ultime, mais non pas dernier : des textes majeurs suivront la rédaction de celui‐ci, notamment sur les rites mexicains ou les stupéfiants, sans parler même des dessins pour « assassiner la magie ». Mais ce grand mouvement – au terme duquel Artaud, épuisé, s’effondrera – commença sans doute plus de dix ans avant, suite à l’échec des représentations des Cenci et les voyages en Mexique. Le 19 juillet 1935, il avait ainsi écrit à Jean Paulhan :
Il ne me paraît pas mauvais pour nous autres ici que quelqu’un aille prospecter ce qu’il peut rester au Mexique d’un naturalisme en pleine magie, d’une sorte d’efficacité naturelle répandue ça et là dans la statuaire des temples, leurs formes, leurs hiéroglyphes, et surtout dans les sous‐sols de la terre et dans les avenues encore mouvantes de l’air [5].
Artaud n’en reviendra pas, du moins intact. Désireux de voler ce feu aux secrets des civilisations perdues, c’est par ce feu qu’il se consumera, feu que la voix sera chargée de porter aussi. Du programme poétique de Rimbaud, Artaud serait peut‐être celui qui s’en serait le plus approché.
[Le poète] est voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là‐bas a forme, il donne forme si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; – Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, – plus mort qu’un fossile, – pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! – Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant [6].
Là-bas, Artaud aura rapporté plus que des images mais une manière de s’en défaire : et la voix qui viendra y puiser et tirer sur ces mondes dont il voit les ruines fumantes encore, sera moins l’outil d’un témoignage que l’opération de manifestations de ces corps et de ces matières.
On connaît la destinée de ce poème – ou de cette pièce : émission qui fait violence à toute catégorie formelle et générique –, qui semble (cruellement) résumer la singularité d’une œuvre si spectrale, si interrompue, si diffuse aussi. Le 22 puis le 29 novembre 1947, Artaud enregistre le texte ; il a demandé à Maria Casarès, Paule Thévenin et Roger Blin de lire certains passages. Il dirige la lecture avec précision. Le 16 janvier 1948, de nouvelles séances d’enregistrement ont lieu avec Roger Blin pour les séquences musicales, glossolalies et bruitages. L’émission est achevée. Mais le 1er février, la veille de sa diffusion, le directeur général de la Radiodiffusion française, Wladimir Porché, interdit l’émission, semble‐t‐il davantage embarrassé par la violence radicale de l’émission que soucieux d’interdire une œuvre dangereuse pour les bonnes mœurs. Toujours est‐il qu’un conflit s’ouvre au sein même de la radio et dans la presse sur les conditions et les raisons de cette interdiction, tant et si bien que le 5 février une diffusion privée est organisée devant un jury d’auteurs et de journalistes qui finissent par délivrer un avis favorable à sa diffusion. Pourtant l’interdiction n’est pas levée et l’émission est définitivement annulée. Artaud semble en être durement affecté. Il continue d’écrire cependant, avec acharnement. Mais un mois plus tard, le 4 mars, le corps d’Antonin Artaud, assis au pied de son lit, est retrouvé mort [7]. Sur la dernière page de son dernier cahier, ces mots :
le même personnage revient donc chaque matin (c’est un autre) accomplir sa révoltante criminelle et assassine sinistre fonction qui est de maintenir l’envoûtement sur moi
de continuer à faire de moi cet envoûté éternel
etc etc [8]
Finalement, en avril, le texte paraît chez K éditeur. Ce n’est que vingt ans plus tard que l’émission est diffusée, le 6 mars 1973. La voix d’Artaud faisait entendre l’inouï de sa vie après sa mort, spectre de voix et de corps dont il avait fallu la mort pour que l’une et l’autre reviennent habiter les vivants. « Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organe, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable et immortelle liberté » écrivait Deleuze à propos d’une œuvre que cette émission semble à la fois enclore et traverser, testament sans héritage que cette voix qui semble témoigner de son reste seulement pour dire qu’elle a eu lieu, affirmer combien ce qui demeure traverse ce qui a été et sera.
Voix défigurée
« J’ai appris hier… ». Dès les premiers mots, c’est une voix défigurée qui dévore, résonne d’abord comme inhumaine, étrangère, nombreuse ; corps désorganisé : la voix n’est à l’évidence pas le vecteur d’une pensée articulée. Désarticulation du monde, la voix d’Artaud agit d’emblée comme une force qui investit le dehors, se superpose à cette force et l’anime du dehors même du corps où se défait le sujet. Parler de la voix d’Artaud, ce n’est pas pourtant évacuer le texte et son sens pour n’entendre que l’effroi dans lequel cette voix plonge l’auditeur, c’est au contraire essayer de saisir comment le sens d’une telle parole ne peut s’épandre que par et dans une voix qui saura le mieux rendre au corps sa force magique, oraculaire, hallucinée, qui excède largement au logique d’un sens articulé. « J’ai appris hier... » lance la voix d’abord, comme au devant d’elle, très haute, tirant à elle l’aigu et le forte. Mime de la parole d’information : la radio comme vecteur de nouvelles. Mais ici, Artaud ne joue le reporter que pour mieux déjouer ce rôle – relais d’une information entendue, la voix n’est que la rumeur seconde de la nouvelle, et l’altération terrifiante du factuel.
J’ai appris hier
(il faut croire que je retarde, ou peut‐être n’est‐ce qu’un faux bruit, l’un de ces sales ragots comme il s’en colporte entre évier et latrines à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités) [9]
Interruption de la nouvelle : mise entre parenthèses de l’intervention de la voix elle même dans le fait rapporté comme pour mettre en question à la fois l’origine de cette nouvelle et son contenu, et expansion abjecte qui n’a rien d’anodin et sera en réalité le système de forclusion de sens de cette voix. La recherche de la fécalité – qui sera l’un des titres d’une séquence du poème – sera en effet centrale : et d’emblée s’inscrit la déjection comme principe premier d’un mouvement qui affecte la voix elle‐même, déjection de l’esprit et du corps, esprit qui déchoit dans le corps pour se matérialiser en logos altérant dans la logorrhée l’énergie inarticulée des forces par le simple fait de prononcer leur coulée.
j’ai appris hier
l’une des pratiques officielles les plus sensationnelles des écoles publiques américaines
et qui font sans doute que ce pays se croit à la tête du progrès.
Il paraît que parmi les examens ou épreuves que l’on fait subir à un enfant qui entre pour la première fois dans une école publique, aurait lieu l’épreuve dite de la liqueur séminale ou du sperme,
et qui consisterait à demander à cet enfant nouvel entrant un peu de son sperme afin de l’insérer dans un bocal et de le tenir ainsi prêt à toutes les tentatives de fécondation artificielle qui pourraient ensuite avoir lieu. c’est à dire non pas d’ouvriers mais de soldats [10],
Paranoïa critique – démesure du verbe dans son appréhension politique d’un corps militarisé par les puissances, où l’abjection touche à l’industrialisation de la vie charnelle.
Le programme poétique et physique de la voix est ainsi donné : contre cette pratique fascisante du corps voué à la reproduction pour le combat, Artaud fera de la voix l’espace d’une possibilité frayée dans la singularité totale. Le peuple américain (son délire) n’aura été désigné que comme un repoussoir absolu, façon de marquer les positions dans le combat qui va se livrer dans la voix. De l’autre côté de ce peuple, c’est un autre que choisira Artaud et qu’il va désirer incarner jusque dans l’exercice de la voix – s’il s’agit ici de prendre la parole, c’est aux Tarahumaras qu’il la prend :
En face du peuple qui fait manger à ses chevaux, à ses bœufs et à ses ânes les dernières tonnes de morphine vraie qui peuvent lui rester pour la remplacer par des ersatz de fumée, j’aime mieux le peuple qui mange à même la terre le délire d’où il est né, je parle des Tarahumaras
mangeant le Peyotl à même le sol
pendant qu’il naît,
et qui tue le soleil pour installer le royaume de la nuit noire,
et qui crève la croix afin que les espaces de l’espace ne puissent plus jamais se rencontrer ni se croiser.
C’est ainsi que vous allez entendre la danse du TUTUGURI [11]
Voix qui énonce à la fois son projet et son mode d’action – exercice de la magie et réflexivité de son pouvoir : tout ici est défense et illustration du théâtre d’opérations de la voix quand elle est dévoration, délivrance et délire (le délire-monde dont parle Deleuze par ailleurs, non pas la simple déliaison du sens, mais sa production délivrée de toute doxa).
Corps sans organe au nom même de sa libération : corps libéré de Dieu, du jugement divin, de l’État, de la médecine – l’effort de l’ensemble de l’œuvre d’Artaud, on le sait, est d’en finir avec : finir avec les chefs d’œuvre, finir avec le théâtre occidental, psychologique et moral, finir avec la raison pure, avec la politique normée d’un corps, avec le père, avec le sens premier du verbe. Se trouve affrontée directement, dès le titre mais dans l’ensemble de l’émission surtout, une entreprise qui serait capable idéalement de se défaire de tout cela à la fois : Dieu, c’est‐à‐dire toute forme de transcendance aliénante, est récusé au nom même de sa transcendance. Au fondement de la voix, il y a cette nécessité de détruire ce qui est à la base des entreprises humaines : en finir avec le jugement de Dieu, c’est en finir d’abord avec un certain rapport avec le corps, avec la voix qui supporte la parole et lui est subordonnée, en finir avec le langage qui transmet le sens – tout ce qui fait du théâtre occidental un rituel aux signes épuisés. La voix est donc un acte : une projection en acte de la révolte qui se fondera par la destruction des formes anciennes.
Dans l’ambiguïté du titre (jugement divin et jugement par Dieu) se dit enfin l’effort d’en finir avec le tribunal de l’être : la mise en examen des forces doit aboutir à un affranchissement du jugement, le raisonnement autant que l’exercice d’une justice, morale, ou ontologique. C’est cela que la voix porte, sur cela qu’elle porte, avant tout — et dans l’articulation de chaque mot, c’est dans cet effort vitaliste que la voix fraie, au sein d’un champ de force de libération excessive. C’est par conséquent d’un corps libéré de lui‐même qu’il doit s’agir nécessairement aussi. La voix y apparaît comme la forme d’expression par excellence, plus radicale encore que l’écriture ou le dessin, dans la lutte acharnée pour échapper à l’identité et à la prison de l’être. Parler de la voix que l’on entend, et non de celle que l’on lit, c’est envisager l’état érectile de l’être en train de se dresser dans le monde sensible ; c’est rechercher le moment où le sujet se dessaisit au sein même de sa projection vitale : l’instant où la parole par où passe l’intention d’une subjectivité dominée devient une voix dans laquelle se joue la réappropriation d’un corps désubjectivé. Mais c’est aussi déceler dans la projection de ce corps ce qui distingue l’origine de sa fin, l’ailleurs de l’intime, la parole de la voix : suivre le souffle d’Artaud dans ce mince défilé qui sépare le silence du cri de la bête.
2.1 Une voix du vide
Neutre – féminin – masculin
Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte qu’on piétine, de l’angoisse armée en guerre, et de la revendication. C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre ; la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent profondes, comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie.
Neutre, masculin, féminin.
Pour lancer ce cri, je me vide.
Non pas d’air mais de la puissance même du bruit. Je dresse devant moi mon corps d’homme. Et ayant jeté sur lui l’œil d’une mensuration horrible, place par place, je le force à rentrer en moi [12]
À l’origine, il y a cette rétraction dans l’être, plongée dans le chaos du monde où se mêlent le vide et le bruit : prendre la parole ne sera pas s’en emparer, mais bien au contraire la perdre, et puisque le corps humain est le réceptacle de cette parole que l’on se passe, parole passante, épuisée, passée déjà, et dépassée, alors il s’agira de s’inventer un corps : un corps émasculé. Non pas strictement un corps féminin : mais féminin terrible ; terrible voix qui n’appartient ni à l’homme ni à la femme : voix asexuée, ou plutôt voix qui tire son origine d’une opération d’asexuation totale. La voix sera expressive, exprimera la puissance de la révolte parce que justement ne pèseront sur elle nul déterminisme sexuel, nul poids lestant le corps d’une voix qui l’exprime.
Le corps se vide afin que le vide puisse remplir le corps – il n’est d’appartenance qu’abyssale. Masculin, féminin. Masculin et féminin : ni masculin, ni féminin. Neutre. Le genre dépossédé s’établit sur le corps et de lui parle la langue neutre, mais non neutralisée, d’une langue sans genre, ou qui les possède tous. Au cours de l’enregistrement, la voix d’Artaud jouera de la variation des genres, et même de leur superposition. Modulant sa voix de l’extrême grave à l’extrême aigu, du masculin au féminin, du vieillard à l’enfant, Artaud n’a pas d’âge, et la voix qui le désigne ne lui appartient pas – ou plutôt : la voix qui en lui le traverse marque la volonté de se libérer de toute appartenance.
Artaud se donne un corps, donne corps à la voix pour s’extraire d’un monde de sens et de soumission. Processus d’extension qui détermine l’origine de la voix – une origine sans fondement, appuyée sur le vide, et tirant de ce vide toute la profondeur d’un cri qu’on dirait cosmique, tant Artaud construit l’hologramme de son corps, le spectre vivant d’un corps intégral et dispersé. À la fin, Artaud met en scène sa parole dans une scène dialoguée, scandée (parodiquement semble‐t‐il) par la progression chiffrée de la pensée (« premièrement », « deuxièmement »), les voix s’échangent et impriment sur le texte le rythme d’un duo polémique grotesque (« Vous délirez, monsieur Artaud. Vous êtes fou »), où une seule voix dispose de deux voix (faut‐il parler de personnage ?), et où à l’intérieur de chaque voix se démultiplient les effets. Virtuosité de l’acteur, schizophrénie en acte et en parole d’une voix qui refuse toute définition clinique d’un état essentiellement multiple parce qu’ici, c’est la voix qui investit le corps, et non l’inverse. Voix schizoïde, non pas comme une identité scindée en deux antagonismes, mais comme production d’une pulvérisation, la libération du corps non soumis à l’aliénation de sa subjectivité – c’est la voix même tendue entre toutes les parcelles de l’être qui tisse les relations multiples, pousse en avant l’extirpation.
Ni l’humour, ni la Poésie, ni l’Imagination, ne veulent rien dire, si par une destruction anarchique, productrice d’une prodigieuse volée de formes qui seront tout le spectacle, ils ne parviennent à remettre en cause organiquement l’homme[Antonin Artaud, « Le Théâtre de la cruauté », in Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, p. 138‐140.]].
Destruction des codes, des corps, des sexes qui déterminent l’origine de la parole, la voix est destruction de l’origine même : en s’appuyant sur le vide, en fondant sur lui la révolte totale et guerrière du chaos, Artaud envisage une origine sans fondement, sans commencement autre que par le vide emplissant l’être et parlant en lui la langue de la terre. De même qu’Artaud refusait la filiation du sang, la voix est sa propre origine. Un cri sans fin, inlassable, incessant, parce qu’en cette fin se confond une origine – origine du vide, origine vidée de ce qui la fondait : la voix est la première poussée de l’être dégagé d’un Dieu créateur par la parole d’un monde mort‐né. « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut ». L’éblouissement ébloui de la mort n’est plus audible dans un tel monde – et c’est seulement sous la figure hallucinée, défigurée, multiple, qu’Artaud peut redonner son pouvoir spectral au corps répandu.
« Le souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret »
Cela veut dire qu’il y a à nouveau magie de vivre ; que l’air du souterrain est ivre, comme une armée reflue de ma bouche fermée à mes narines grandes ouvertes, dans un terrible bruit guerrier. Cela veut dire que quand je joue mon cri a cessé de tourner sur lui‐même, mais qu’il éveille son double de source dans les murailles du souterrain. Et ce double est plus qu’un écho, il est le souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret. [...] Et je veux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacrée [13].
Pour en finir avec le jugement de dieu est sans doute, à l’extrême du possible, l’expérience de la Cruauté telle qu’elle fut exposée dans Le Théâtre et son double. La cruauté est cette force qui articule le monde avec le corps : « La cruauté, c’est d’extirper par le sang et jusqu’au sang dieu, le hasard bestial de l’animalité inconsciente humaine, partout où on peut la rencontrer. » La voix sera ce mouvement d’extirpation, autant vertical qu’horizontal qui puisera dans le sang la puissance de la bête arrachée à l’homme, d’un arrachement concédé en son sein et projeté dans le monde, déchirant par lambeaux les vestiges de son ordre sensible, sensé, soumis à l’habitude [14]. Entendre ce qui n’a jamais été entendu pour écouter non plus la parole seulement, mais la voix qui la porte et la ruine. C’est cette force de cruauté qui crée le lien entre l’harmonie et la dissonance à l’œuvre dans l’émission : ce qu’il faut trouver c’est l’expression de l’inouï. Non pas effacer la voix derrière le vide de laquelle elle s’extirpe pour la confondre avec le silence – qui est le seul inouï – mais au contraire, faire entendre l’inouï.
Dans le secret perdu de ce théâtre sans corps, il y a cette voix devenue bégaiement sourd de la part sacrée, ou sacrifiée, de l’homme – de sa part plus qu’humaine. En couvrant le spectre intégral de la voix, en faisant l’expérience d’un corps arraché, Artaud voudrait reconquérir ce secret enfoui hors du corps. C’est de cette recherche en dehors, cette plongée hors de la subjectivité qu’est faite en partie le projet de l’émission. Pour le corps médical, il n’est que jugement moral, ou désastre physique : entre folie et maladies microbiennes, impossible de réinventer le corps, de trouver la voix qui saura le briser. C’est le corps anatomique dont il faut se délivrer, tombeau véritable – creuset de cette « sexualité maladive », lieu même où se fiche dieu pour s’établir, « dans cette sinistre apparence de cruauté morbide qu’il revêt aux heures où il lui plaît de tétaniser et d’affoler comme présentement l’humanité ». Comment donc opérer cet arrachement ? En défaisant les polarités sexuelles qui déterminaient les voix, on l’a dit. Mais ce n’est que l’aspect le plus spectaculaire – la surface de la révolte.
En profondeur se déplacent les forces exocentriques qui agissent comme des magnétismes nerveux : la voix est secouée de spasmes, d’halètements, de crises de suffocation après de longues périodes où Artaud semble ne pas respirer, mais la voix se poursuit, et se nourrit de ce manque d’air, s’y appuie comme le vide initial pour se ressourcer à la matière même du souffle. L’air est justement la scène de théâtre de la voix, elle est son espace, sa surface, son point d’appui et de tension. Elle entrecoupe la voix, l’espace en son milieu, fend au cœur même de la respiration des moments de silence inattendu. Elle est le plein du monde vers lequel la parole est tendue, où la voix appose son empire.
Le cri : la voix nue
Cela sera près d’un grand cri, d’une source de voix humaine. Qu’est‐ce qui m’empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je crois au rêve de la réalité [15] ?
Pour achever de briser le corps, de vider la voix de ses prétentions à dire le sens d’un monde insensé, Artaud met en scène la profération, et lui donne de l’intérieur ses propres règles. C’est la dramaturgie des syllabes proférées comme des formules magiques : « il faut que tout soit rangé à un poil près dans un ordre fulminant », comme sur une partition. Par l’élaboration lexicale et rythmique des glossolalies, (répétition scandée et presque chantée de syllabes « émotives » inventées), il donne à entendre toute la possibilité d’une voix qui efface la parole derrière elle. Ce que l’on entend, ce ne sont plus des mots, mais le bruit même de mots inconnus, et ce faisant, comme devant une langue étrangère, la parole s’objective, et fait du son, la force vive de la voix. « Ce ne sont pas des bruits, mais des syllabes détachées comme des blocs » note‐t‐il dans ses Cahiers de Rodez. Le corps devient l’instrument de la musique qu’elle ordonne, l’outil au service de la percée sensible du monde.
kré kré pek kre e pte
puc te puk te lile pek ti le kruk [16]
Le texte est non seulement entrecoupé de séquences de glossolalies, mais aussi de véritables hurlements tendus, féroces, effroyables, interrompus par des coups de gongs ou de cymbales. Le cri est ainsi dans l’émission radiophonique l’extrême fin de la voix – la voix portée à son degré de pureté insoutenable. Le cri fait tomber le langage d’un suprême niveau d’expression à un niveau extrême de pression. Il est la radicalité sans mesure à laquelle il n’est pas de référent – ne possède pas de signifié. Il les possède également tous ; en lui est enclos la potentialité innombrable de significations ; seule l’expressivité porte le sens. Un cri de terreur, de surprise, de guerre, de peur – ou visant à faire peur – un cri de douleur, un cri provoquant la douleur : le cri est tout cela à la fois dans l’émission. Le cri est à part entière un cri, il est son propre référent. Le cri désempare le langage, parce qu’il refuse l’articulation combinée des sens pour se plonger dans l’immédiat sonore et plein du bruit. Peut‐être possède‐t‐il également un aspect performatif : accomplissant la douleur, le cri de douleur suit le stimulus et l’accompagne, voudrait pouvoir la masquer, mais quand la douleur disparaît (ou est maîtrisée), le cri s’éteint aussi. Lorsqu’un cri surgit, il impose le silence aux autres : c’est une politique du spectacle que le cri supporte parce que le cri exige une rupture avec la communauté qui s’y interrompt.
Le cri ne raconte rien – il décrit la courbe de son propre mouvement, énonce en le brisant son commencement dans le silence, et dans ses secousses se laisse lire le trajet d’une violence insensée : on ne peut lui répondre par une forme discursive qui lui est étrangère. Le cri n’est pas une forme qui porte en elle un sens. C’est une force brute, puissance brutale, animale et divine, qui a la dimension du silence. Elle est l’anti‐pensée. À sa suite plus rien n’est comme avant. Objet véritable d’implosion pour le sujet qui en est l’agent et d’explosion pour celui qui en est le témoin. Le cri est l’insoutenable : « rechercher des qualités et des vibrations de sons absolument inaccoutumées [...] qui puissent atteindre un diapason nouveau de l’octave et produire des sons ou des bruits insupportables, lancinants ». Cet insoutenable est à l’œuvre dans toute l’émission, puisque le cri est l’idéal de la parole.
Quand Paule Thévenin prend la parole pour lire le texte « La Danse du Tutuguri », sa voix semble surgir d’outre‐tombe, disant autant les mots que l’épuisement, traînant la voix comme si elle tirait à elle chacune des syllabes avec une respiration marquée, au bord de la rupture, agonisée, et crachant parfois pour dégager la voix de ses mots nouveaux, liquides, spermes féminins – la bouche est l’envers de l’orifice anal dans ce monde renversé : « Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. » . Le cri est bien l’idéal de la voix, qui trouve là des accents d’achèvement, des moments de suspension où se déréalise provisoirement le sens pour faire naître chez l’auditeur dans une relation non médiatisée des émotions inconnues, des troubles violents : réveille la part endormie de sa propre bestialité.
Le pouvoir de la parole
Ceci n’est pas un poème – délectation des sons, chants orphiques dévoilant les vérités de l’âme, dévorant la subjectivité qui s’expose dans la joie de sa propre résolution verbal : jubilation de l’être. Ce que Artaud fait entendre, c’est la poésie‐force de l’incantation, non pas les syllabes énoncées dans la jouissance de leur carmen, mais le mouvement des syllabes expectorées.
La messe qu’il nous ait donné d’entendre est une émission sacrilège : émission de voix, de bruits, de sons, de coups, (de sang). Cérémonie sacrée, rituelle, collective, la voix est incantatoire parce qu’en elle réside le pouvoir de produire le corps qui l’anime.
Les mots seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, – pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens. (...) Ces manifestations plastiques de forces, ces interventions explosives d’une poésie et d’un humour chargés de désorganiser et de pulvériser les apparences, selon le principe anarchique, analogique de toute véritable poésie, ne posséderont leur vraie magie que dans une atmosphère de suggestion hypnotique où l’esprit est atteint par une pression directe sur les sens [17].
Émission, c’est au sens strict, lâcher, répandre hors de soi ; cris, crachats : force d’une expulsion, souffle excrémentiel. Le corps est chargé d’une puissance sismique : éruption verticale du volcan qui crache dans l’air la terre en fusion de son ventre, et tremblement horizontal d’une voix qui se laisse entendre comme le tracé d’un sismographe dessinant dans l’espace les courbes d’intensité aptes à rendre compte d’une activité physique. La voix, loin de traduire à l’extérieur les affects de la subjectivité (dans la pure tradition romantique), prend ici naissance hors de l’intériorité dont elle ne cesse pas de se dégager, cherchant un corps à l’extérieur de l’esprit, un corps non anatomique (atomique, disait Artaud), dispersé, menaçant.
Une voix venue d’ailleurs : puissance de désœuvrement
Il est dans l’expérience de l’art et dans la genèse de l’œuvre, un moment où celle‐ci n’est encore qu’une violence indistincte tendant à s’ouvrir et tendant à se fermer, tendant à s’exalter dans un espace qui s’ouvre et tendant à se retirer dans la profondeur de la dissimulation : l’œuvre est alors l’intimité en lutte de moments irréconciliables et inséparables, communication déchirée entre la mesure de l’œuvre qui se fait pouvoir et la démesure de l’œuvre qui veut l’impossibilité, entre la forme où elle se saisit et l’illimité où elle se refuse, entre l’œuvre comme commencement et l’origine à partir de quoi il n’y a jamais œuvre, où règne le désœuvrement éternel [18].
Ce qu’Artaud exploite dans la langue, c’est ainsi précisément une force de désœuvrement qui empêcherait à la parole de devenir l’expression du sujet – dans l’espace où s’immerge la voix, comme un gaz occupe tout le volume dans lequel il est enfermé, se forge l’expérience, non pas de l’art, mais du sacré, de sa violence magique. Le rituel de cette messe noire agit dans le monde : la voix en évoquant, invoque les puissances suprêmes – le cri voudrait faire tomber le soleil, ou à la manière des plaques terrestres, déplacer en masse les équilibres de forces de la terre.
Blanchot évoquait la lutte entre mesure et démesure de l’œuvre – commentant les poèmes de Char, la voix venue d’ailleurs était pour lui le moment où la parole se faisait langage, écriture, poésie arrachée aux ténèbres du silence. Mais parce que Artaud opère dans sa voix une entreprise de l’illimité, de l’informe, de la démesure même comme mesure, la voix de l’émission sera véritablement celle de l’ailleurs, non en ce qu’elle vient de l’ailleurs, mais en ce qu’elle y retourne et parle en son cœur, informe, illimitée, démesurée, inconnue :
Et qu’est‐ce que l’infini ?
Au juste nous ne le savons pas ! C’est un mot
dont nous nous servons
pour indiquer
l’ouverture
de notre conscience
vers la possibilité
démesurée,
inlassable et démesurée [19]
Œuvre ? Non, tout l’inverse. Non production d’un sens, capitalisation par le langage d’un agglomérat de paroles qui fait signe, mais déchéance du corps, chute dans l’air de ce reste de corps qui demeure dans la voix. Si elle est déjection, c’est en tant qu’œuvre aussi ; et si l’œuvre, par essence, est ce reste du corps sorti du corps, Artaud lutte contre cette idée, aussi bien contre le théâtre que contre la poésie. Non pas œuvre donc, mais plus hautement émission — et voix d’ailleurs, pour lui et en lui traversée. Entreprise de désœuvrement éternel, la voix d’Artaud s’engendre dans le refus de toute figuration, reçoit l’illimité et l’inconnu en son sein, et marque leur implosion, leur extraction de l’extérieur : tirant la pensée, l’être, le vide, l’origine et l’intime, et expulsant encore et encore – puissance de déjection, d’éjection du souffle, la voix assassine le mythe tenace de l’inspiration et sur son cadavre convulsif, exhale la respiration de la sortie, c’est‐à‐dire : de l’ouverture :
mais il y a une chose qui est quelque chose une seule chose
qui soit quelque chose et que je sens
à ce que ça veut SORTIR :
la présence
de ma douleur de corps [20]
La voix d’Artaud est exposée du dehors même du corps qui la profère, parce que projetée dans le monde, la voix n’est plus la faculté de parler, le lieu du déchiffrement de la pensée, et de l’expression du sujet – mais l’espace où se déploient la conquête, la projection oraculaire et spectrale d’un corps décomposé, explosif, fulgurant le réel supplicié.