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Milan #6 | Sant’Ambrogio des mystères

En regardant le cadavre

mercredi 22 juin 2022


La lumière des mystères pénètre mieux chez ceux qui ne s’y attendent pas.

Saint Ambroise de Milan


C’était peut-être — de ces quelques jours de colloque à Milan — le but secret : voir la Basilique de Saint Ambroise, les pierres rouges, et au fond des entrailles de la bâtisse, le cadavre du grand homme. Plusieurs années avaient levé ce désir en moi : l’avaient préparé.

Je ne dirai pas pourquoi.

Ce n’est pas en raison du projet de Saint-Ambroise de dessiner sur la ville le signe de la croix et de la bâtir comme ce grand geste ample ; ni le délire terrible de la liturgie qu’il inventa pour lui seul et sa ville, contre tout ce que le monde pouvait compter de papes ou d’empereurs qu’il soumit tous autant qu’ils étaient ; ni pour le visage et pour la voix que personne ne saura plus entendre ou pour le nom propre, l’aura perdu et comment s’emparer de cette réserve de forces que l’Histoire dresse brutalement comme pour toujours et efface aussitôt afin qu’on puisse éprouver le regret et réinventer son désir. Non.

De toute façon, il n’existe plus rien de la Basilica di Sant’Ambrogio telle que le Saint Homme l’a exigé consacrée aux Martyrs. Tout a été plusieurs fois détruit et reconstruit, bombardé, rénové, perdu, et retrouvé : on ne voit plus que l’œuvre du temps, autant dire cette manière que possèdent les siècles de fabriquer de l’oubli au prétexte de se souvenir (mais de quoi ?).

La pierre est rouge. Le silence impossible et la chaleur plus écrasante que le poids des années ici s’étend partout. Les parois qui enserrent l’église proprement dite sont tapissées d’inscriptions illisibles — là est le mystère et sa folie. Ici se dressait l’ossuaire, un tombeau fait de mille autres au lieu même des massacres. Car on massacra ici autant que c’était possible ceux qui disaient le nom de Dieu au lieu de César avant que César ne reconnaisse que ce Dieu et massacra les autres. Les lettres exhibent ce qu’on ne peut plus lire : les lettres y sont toutes, mais effacées, recouvertes. Elles disent les morts au nom de quoi on commit l’église, et la douleur, l’espérance, la charité, toute la ténèbre possible, foutaise. Elles disent ce qu’on ne peut plus savoir, le ciel. Elles le réclament si fort qu’on en est accablé pour eux. Elles hurlent, mais de si loin. C’était pour elles que je suis venu, je le sais quand je les vois.

Et puis, j’entre. La nef est d’une opacité sans nom. C’est le lieu tout entier, tout cru, qui est innommable.

Au fond, il faut faire le tour du chœur impénétrable, descendre dans la crypte hallucinante. Tout habillé d’or et portant la pourpre, il est là. San Ambrogio repose ici depuis le 4 avril 397. Plus de seize siècles que le corps regarde dans le vide — serrant entre ses mains le sceptre de gloire.



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