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Politiques de l’adresse

81, avenue Victor-Hugo, d’Olivier Coulon-Jablonka

vendredi 1er juillet 2016

Article paru dans Théâtre / Public n°221 : États de la Scène actuelle (2014-2015), dirigé par Christophe Triau et Olivier Neveux, en décembre 2020.

Ces traditions des lois de l’hospitalité, en sommes-nous les héritiers ? Jusqu’à quel point ? Où situer l’invariant, s’il en est un, à travers ces logiques et ces récits ? Ils témoignent à l’infini de notre mémoire.

Jacques Derrida, De l’hospitalité

Ils marchent dans Aubervilliers. Le printemps 2014, ils recherchent ce qui pourrait ressembler à de l’actualité. Ils partent du Théâtre de la Commune et marchent au hasard dans cette ville entre les entrepôts et les bâtiments publics, en quête d’un présent à raconter.

C’est la commande. C’est l’appel, et c’est même le manifeste plein d’audace formulé par la directrice du Théâtre de la Commune, Marie-José Malis [1]. Les pièces d’actualité « partent d’une population, et disent qu’en elle se trouvera une nouvelle beauté ». Dans l’échange entre metteurs en scène, auteurs et ceux qui, autour, vivent dans cette ville où le théâtre est bâti, c’est le travail de l’art avec la vie qui chercherait à rendre visible des lignes de force. Charge au théâtre non pas de pauvrement l’exprimer, mais de nom- mer les espaces de partage. C’est ce double mouvement, de l’art vers le réel et de l’actualité vers l’art, qui donne la richesse du projet de la Commune.

Après Laurent Chétouane, qui a proposé une forme ouverte sur les relations entre le théâtre et les habitants de cette banlieue (Et le théâtre pour vous, c’est quoi ?), et après Maguy Marin, qui a travaillé sur l’immigration espa- gnole dans la ville (La Petite Espagne à Aubervilliers), c’est à Olivier Coulon-Jablonka, metteur en scène, Barbara Métais-Chastanier [2], autrice et dramaturge, et Camille Plagnet, cinéaste, que Marie-José Malis a confié la tâche de tenir langue avec le présent et ceux qui le peuplent, pour mieux porter le fer dans la plaie de nos jours.

Alors tous trois frappent aux portes, qu’ils trouvent souvent fermées.

C’est d’abord le Centre de recherche de Saint-Gobain qui attire, évidemment. Le capitalisme technologique niché dans cette banlieue communiste et populaire raconte l’histoire industrielle d’un territoire. Là, on leur dit d’aller voir plutôt les Chinois des entrepôts qui poussent les diables et entassent les cartons dans les hangars tout proches. L’histoire du présent se cache derrière les vitres intelligentes, les matériaux high-tech ou les rideaux de fer de la vente en gros du Fashion Business Center.

« La vie bouge, mais le théâtre l’attrape [3] », avait demandé Marie-José Malis ; elle ne se laisse pourtant pas facile- ment attraper. L’actualité est intempestive, invisible et labile. Ils croient parfois la saisir sous la figure d’un méde- cin ou d’un chauffagiste, mais cette actualité échappe — au présent ou au théâtre, qui voudrait la nommer ? Ce ne sera finalement pas dans les rues d’Aubervilliers que les trois artistes trouveront l’actualité, mais dans la médiation des actualités. Un article publié par Mediapart [4], lu au cours du projet et mis d’abord de côté. « Depuis le 11 août, environ quatre-vingts immigrés venus principalement de Côte d’Ivoire ont choisi d’occuper le 81 de l’avenue Victor-Hugo, un immeuble qui abritait auparavant les locaux de Pôle emploi. » En fait, ils sont là depuis la nuit du 4 août, et viennent égale- ment d’Afrique du Nord et du Bangladesh ; les « quatre-vingts d’Aubervilliers » sont la réunion de plusieurs collectifs qui vivent dans la ville et ses alentours depuis quatre mois [5]. L’actualité est un présent complexe, avec ses durées et ses résistances. Des collectifs comme ceux- là, il en existe tant ; et ces destins sont ceux de milliers d’autres hommes et femmes. Ils ne font l’actualité qu’au gré de brusques accès de violence policière ou quand se formule autour de ces hommes et femmes un projet commun. Peut-être l’actualité ne peut-elle avoir lieu que si elle trouve un lieu ?

81, avenue Victor-Hugo. L’adresse ressemble à celle d’un beau quartier de Paris. Ici, à Aubervilliers, le Pôle emploi à l’abandon pourrait être une allégorie. Des solitudes s’y entassent. Chacun apporte ici son destin et un dossier précieux où sont conservés les papiers, feuilles de séjour et ordonnances. Chacun est sa propre actualité, singulière, unique. Chacun a son histoire, qui raconte l’histoire collective d’un monde où s’affrontent les logiques marchandes et politiques d’un capitalisme administra- tif dans ses contradictions abjectes, où, ici, la libre circulation des biens et des hommes est un dogme et, là, un crime.

Témoignages, montages, écritures

Premiers entretiens. Entre méfiance et volonté de faire connaître leur lutte, le collectif peu à peu s’ouvre au metteur en scène et aux auteurs. L’enjeu premier, pour tous, dépasse évidemment le cadre du théâtre. C’est celui de la lutte collective pour leur régularisation. Le théâtre jouerait le rôle de tribune ? Plutôt de formulation de ces luttes. Alors le spectacle se dressera frontalement, corps debout pour dire, raconter, exposer les luttes de chaque jour, ces combats contre l’administration ou les stratégies pour lui échapper, les gestes et les pensées, les récits, les espoirs.

Le collectif a débattu longuement : fallait-il être huit, ou quinze, ou personne, ou tous ? La représentation rend possible et fragile l’équilibre entre la vie et sa levée, l’expérience brutale et son exposition. C’est toujours ici, dans cet équilibre entre représentation et frontalité, que se jouera le spectacle. Sur scène, ils seront finale- ment huit. Adama, Moustapha, Ibrahim, Mamadou, Inza, Souleymane, Méité, Mohammed. Huit qui sont quatre-vingts et davantage, le collectif et au-delà, tous les immigrés, sans-papiers, clandestins. Si le théâtre de Coulon-Jablonka pose ici la question de la représentation, le collectif se l’est infiniment posée dans cet enjeu des représentants. Et c’est finalement dans l’espace fragile de cette représentation-là que se joue le spectacle : sous la fragilité affirmée de ces présences, on devine les masses invisibles qui les sous-tendent et leur donnent sens, parlent non à travers elles comme des porte-voix, plutôt avec elles.

La collecte des récits n’est qu’un premier temps : c’est dans le montage que l’écriture ensuite a lieu, montage qui serait cet espace de rencontre entre les quatre-vingts d’Aubervilliers et les artistes de la Commune : entre eux, les huit du spectacle seront comme des passeurs. Écriture du montage dans l’accueil simple des paroles données, le théâtre vient là pour donner la parole — non pas l’entourer de mots ou de lumière, mais faire exister autour de ces corps ce qui rendrait possible cette parole : construire une adresse autour d’elle.

Adresse, poste restante

81, avenue Victor-Hugo. Ils n’habitent pas à l’adresse indiquée, car justement cette adresse est un leurre — dans cet immeuble, ils luttent surtout pour en sortir. Et puis ils sont là illégalement. La véritable adresse est ail- leurs, celle que les corps, les regards et les voix lanceront dans l’épaisseur d’une heure à peine où le théâtre aura lieu pour devenir le lieu d’une présence dont il s’agit de s’échapper. Le titre du spectacle possède ainsi tout ce qui fera sa force : ce geste d’offrir et de retrancher, d’exposer à la surface l’illusion de sa possibilité pour mieux donner la profondeur d’autres puissances plus sourdes et souveraines, un ici qui cache surtout un ailleurs.

Sans papier, sans domicile fixe, sans profession officielle : tout ce qui permet de déterminer l’être social dans nos pays les qualifie par soustraction, ici cette assignation négative sera leur puissance et, dans leur voix, l’enjeu d’une reconquête. C’est sur le fil entre appel et fable, entre document et allégorie, entre présence et devenir, entre fragilité et force, entre singularité des destins et commune appartenance à un collectif qu’est conduite l’écriture du spectacle, et ce fil est ténu. On les croit ici, ils voudraient être loin ; on les verra comme des acteurs, ils sont surtout leur propre corps, leur nom et leur visage ; on pourrait les penser arrivés jusque-là, ils sont encore en route. Et tout le spectacle jouera du théâtre moins comme cette forme séparée du monde que comme un espace de la déchirure, où l’actualité et l’art dialogue- raient, exposés et fragiles.


Ainsi de l’enjeu documentaire. Malis l’évoque dans son propos sur ces pièces d’actualité : « Charge documentaire [qui] vise à un effet de miroir très explicite. C’est le présent vu par le prisme de nos concitoyens. » Mais cette charge documentaire n’est pas une forme ou un préalable, plu- tôt un geste questionné. Non purs témoignages de réfugiés, mais construction de leurs paroles pour esquisser dans ces récits des contours qui laissent deviner le poids d’existences qui excèdent largement ces récits. À l’écueil sociologique qui menace parfois ces théâtres ouverts aux discours et à leurs origines, le spectacle répond par un montage qui rend au réel sa capacité d’invention pour donner horizon et perspective. Ainsi, le théâtre ne serait pas ici l’enveloppe qui esthétiserait un propos, mais bien plutôt une syntaxe qui offrirait des armes pour rendre lisibles ces lignes de force.

Hospitalités

L’actualité est là non pas brûlante ou directement théâtrale, mais, au contraire, là précisément parce qu’elle fait violence au théâtre et à l’idée même d’actualité. Diffuse et latente, la question des sans-papiers affecte notre temps et nos sociétés dans leurs structures même parce qu’elle retourne sur nous l’enjeu de l’autre, la possibilité ou non de son accueil, de son existence parmi nous. Dans De l’hospitalité [6], Jacques Derrida avait pu montrer combien cet enjeu affrontait par nature tout État de droit, puisque l’hospitalité obéit à une loi absolue, qui ne souffre aucune restriction — au risque d’affecter l’hospitalité en tant que telle. Or c’est sous le principe de la restriction que les lois de nos États sont discutées, votées, appliquées. À cet égard, le théâtre fera ici lever l’impensable des structures étatiques organisées précisément contre ces hommes et leurs présences, devant nous. Et parce que cette hospitalité n’aurait pas de sens sans l’accueil de ces corps et de ces voix, c’est eux qui seront les acteurs de leur drame : confier ces paroles et ces destins à des comédiens professionnels aurait été une façon de les déposséder de leur lieu et de leur vie une seconde fois. Au théâtre d’accueillir cet espace arraché à la police et à la ville, et ces hommes qui l’ont bâti avec le désir d’en sortir. Le théâtre, espace de l’hospitalité — et comme le mot « hôte » dit à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli, espace d’une mise en regard des adresses qu’on échange. « La fonction de l’hôte ? Puisqu’il en faut bien une [...], c’est d’être le pli et la pliure, dans cet espace lisse entre désert et ciel, à partir desquels il y a du devenir visible, dans l’image offerte à soi-même et à l’histoire [7]. »

Alors c’est cette question de l’hospitalité qui fabriquera le théâtre de la pièce qui va naître, sous l’adresse qui l’ac- cueille en son sein : 81, avenue Victor-Hugo [8] . Hospitalité d’une parole, des corps et des présences, hospitalité même de ce territoire théâtral dans ces vies, et de ces vies à l’égard de ce théâtre, accueilli à Aubervilliers, puis ailleurs. D’hospitalité, il est aussi question dans le devenir poli- tique de cette pièce, son processus de travail et son accueil. Paradoxe de ce théâtre : œuvrer à l’exposition des corps qui cherchent précisément à se soustraire à la vue des forces de l’ordre. Personne ne prend le risque de s’aventurer loin de chez lui sans une bonne raison, de crainte des contrôles. Justement, le spectacle voudrait faire entendre des voix qui prennent le risque de faire entendre leur illégalité. Les pouvoirs politiques ont une formule pour désigner ces hors-la-loi : « ceux qui n’ont pas vocation à demeurer sur le territoire national ». Cette vocation, comment le théâtre pourrait la dire sans la dénoncer ? Dilemme qui traverse de part en part la nature et la structure du spectacle à venir : chercher ce point où le théâtre pourrait rendre intouchable le discours mili- tant. Une fois le spectacle obtenu, et les dates, les tour- nées, comment opérer des rafles sans porter atteinte à l’art lui-même ? Mais il y a un temps fragile, pendant les répétitions : et si la police intervenait pour des contrôles d’identité au théâtre ? Les craintes formulées par les membres du collectif sont réelles, puissantes. Barbara Métais-Chastanier évoque dans son récit les stratégies mises en place : par exemple, répéter dans des salles fermées à clé pour transformer le théâtre en espace privé, préservé des contrôles d’identité hors mandat d’arrêt. Le théâtre est-il un abri ? un refuge ? un risque ? Les participants au spectacle prennent ce risque pour eux et pour le collectif : jusqu’à la fin, sous la menace d’une expulsion, ils travailleront justement pour s’exposer à cette menace, et afin que cette exposition puisse convaincre les pouvoirs politiques de les entendre.

Aux seuils

La première a lieu le 5 mai 2015, au Théâtre de la Commune. L’ouverture du spectacle lui donne sa loi singulière, celle qui se joue du document comme de l’art pour rendre à l’un et à l’autre leurs espaces de partage. Un homme s’avance sur le plateau, il vient au milieu du brouhaha des spectateurs qui attendent ; les lumières sont dans la salle et sur le plateau, lui vient simplement dire « bonjour », avec cette évidence troublante que possède celui qui est là dans le même temps que nous, mais de l’autre côté de l’espace que lève le théâtre.

Rapidement, l’homme qui parle voudrait nous raconter une histoire. C’est une fable, écrite par Franz Kafka : celle du Gardien des portes closes, et de l’homme qui voudrait les franchir, mais qu’on retient là — jusqu’à ce qu’il soit invité à prendre sa place. « Personne que toi n’avait le droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme. » Les mots de Kafka, cette « Parabole de la Loi », résonnent immédiatement. L’histoire de ces migrants devant lesquels se ferment toutes les portes sera celle des administrations qui leur demandent des contrats de travail pour qu’on puisse leur fournir des papiers d’identité, et les patrons qui exigent des papiers d’identité pour leur donner des contrats de travail — toute cette organisation kafkaïenne de la vie qui se replie sur la fable de Kafka.

Au seuil de la pièce, il y a cette porte de la fable. Est-ce le réel qui a rejoint la fiction, ou la fiction qui avait su nommer le réel si justement qu’il s’en trouvait démasqué ? Cette parole que Mustapha nous livre dans ce temps réel, le théâtre parvient à nous l’adresser en évacuant la question métaphysique de l’au-delà pour mieux soulever l’enjeu politique de cette image du Gardien, ici et main- tenant. Car gardiens, ces migrants le sont tous dans nos villes ; gardiens de sécurité, vigiles à la porte des grands magasins, gardes [9]… Notre monde est gardé par ceux qui sont gardés, et par des lois qui les obligent à se tenir dans l’illégalité : et des entreprises publiques trichent avec la loi pour embaucher des personnels de sécurité parmi les sans-papiers... Monde de gardiens gardés de part et d’autre de la loi : monde de la surveillance généralisée, celle qui fait des prisonniers nos gardiens. Dans ce paradoxe de la surveillance, la paranoïa sécuritaire est schizophrène : certains sans-papiers sont salariés dans des centres de rétention...

Ce prologue expose le propos de la pièce et son fonctionnement : comme sas d’entrée dans la pièce, par la littérature, pour mieux désamorcer les préjugés sur un pur objet documentaire. Art du montage de l’art sur le réel.

À ce prologue succède un premier tableau, qui jouera cette fois explicitement au théâtre, par contraste avec l’entrée en matière narrative et littéraire. Les comédiens joueront leur rôle, en refaisant leur entrée dans le squat. Plateau noir, lampes de poche : on découvre les lieux, secrètement. Le théâtre comme lieu à squatter aussi, à investir non pas comme à la Bourse, mais à occuper, puisqu’il est vide. Dans le noir, ils entrent, parlent à voix basse ; ils se prennent chacun à leur tour en photo maladroitement, joyeusement. Les flashs de l’appareil éclairent leurs visages : exposition photographique, lumineuse, de chacun d’entre eux, avant de les renvoyer au noir. Élégance simple de cette seconde entrée. La répétition de leur entrée au 81, avenue Victor-Hugo, sur scène pour ouvrir 81, avenue Victor-Hugo porte le théâtre là où il peut jouer, tout en produisant une image qui lui est propre. Celle des flashs successifs sur des corps qui portent chacun leur destin singulier.

Vont se succéder ensuite de multiples prises de parole : quand la lumière se fait — et elle sera toujours là, sur le plateau comme dans la salle, lumière qui rend radicales les adresses —, ils sont là, parce qu’ils sont arrivés ici, et cette évidence aussi témoigne de la force de ce qui a lieu. Un gardien (l’un de ces hommes, en fait) et son chien interrompent la scène — et les récits vont commencer, l’un après l’autre racontant un trajet jusqu’ici, du dehors au théâtre, et du théâtre sans cesse désignant le dehors. D’un seuil à l’autre, du théâtre à la vie, franchir vaut pour ce mouvement même, celui de passer et dépasser les frontières — si la littérature est « assaut contre les frontières » (Kafka), l’histoire de ces hommes nous dit combien cet assaut se porte chaque jour concrètement au risque de la vie. Les journaux d’actualité font le décompte des morts et des expulsés : cette pièce d’actualité travaille à raconter la chair de ceux qui ont survécu à ces actualités.

(Notes sur le chien : la présence du chien sur le plateau, au début, et vers la fin. Le souffle, le halètement affolé du chien pendant qu’on parle autour de lui, et que lui, tenu en laisse, n’est présent que dans sa respiration. Que joue un chien, au théâtre ? Quel est son rôle ? Et quelle, sa présence ? Objet d’une présence pure et sans affect, celle de la relation (là, tenue en laisse). Sujet d’une menace, qui est aussi un désir : qu’à tout moment le chien aboie ou hurle, ou cherche à fuir, et c’est la représenta- tion qui pourrait soudain s’abattre sur cette vie surgie des entrailles du théâtre. Il faudrait toujours un chien sur une scène, pour faire régner cette menace. Certains spectateurs regarderaient le chien et attendraient qu’il saute à la gorge de l’un d’entre nous, ou qu’il s’endorme. D’autres voudraient qu’il se taise, ou cesse ce halètement rauque : mais comment dire à un chien de cesser d’être là ? Présence du chien : actualité puissante du chien et du temps lui-même qui l’entoure. Présence comme de ce réel dans le théâtre. Absence du chien : quand il s’en va, on entend soudain que le halètement a cessé, et c’est là qu’on l’entend le mieux. On voudrait qu’il revienne. Quand le public applaudira à la fin du spectacle, le chien affolé voudra fuir. Beauté du chien, jalousie pour le chien. Plane sur tout le spectacle le halètement du chien qui désigne violemment et comme son envers sa soif. Spectacle qui pourrait s’appeler : la soif du chien.)

Trajectoires ou les ambiguïtés

Le trajet de ces huit hommes porte avec lui l’histoire de notre présent, comme une allégorie aussi de ce qu’il faut de courage pour franchir ces frontières et réinventer la vie là où l’Histoire voudrait qu’elle s’arrête. Dans un monde qui proclame partout la circulation des capitaux et des biens comme le progrès du libéralisme économique et social, il est juste — et faussement paradoxal — que ce soit la question de l’immigration (pourtant poussière dans le budget des États) qui concentre la rage unanime des nations. Elles paient le prix qu’il faut de cette violence : on sait qu’il en coûte plus à l’Europe de repousser les migrants que d’organiser pacifiquement leur entrée sur le conti- nent. Car l’enjeu migratoire est pour l’Occident la pire des secousses : celle qui le démasque comme ce qu’il est. Un territoire qui ne fonctionne que sur des lois d’exclusion. Alors ces récits qu’accueille le théâtre s’enchaînent, s’échangent, se disent dans leur singularité la plus nue — l’un racontant l’escroquerie par des frères immigrés à Moscou, l’autre les vols où on ne sait pas où va atterrir, un autre encore les dérives des embarcations surpeuplées, ou les marches de trois jours dans le désert et les compagnons d’infortune qu’on abandonne à leur épuisement, après qu’ils ont lâché leur passeport à ceux qui pourraient survivre — le poids des morts qu’on porte avec soi dans l’errance, et parfois même leur nom, et toujours leur visage —, tous ces récits finissent par raconter une seule et même histoire dans leur différence : celle d’une route qui s’invente. C’est là que le théâtre a lieu, au lieu même où la singularité des fables forge l’allégorie des destins qui se retournent vers nous.

Car c’est dans ses moments les plus ludiques, les plus joués — là où le procès-verbal du temps et de la parole se saisit d’une qualité de présence, leste le poids des corps d’un passé qui se déplie dans le présent de l’adresse — que la pièce paraît la plus précise. Par exemple, ce moment où l’un des récits rapporte le trajet en bateau de fortune : drôlerie féroce quand le vocabulaire technique — jargon précis de la navigation que domine admirablement l’homme qui conduira l’embarcation — sert à nommer une dérive dans les eaux périlleuses où chaque vague peut être mortelle. On rejoue à quelques-uns l’image du bateau minus- cule, les roulis de la marée et les angles du cap à suivre ; on prononce la science de la navigation avec une maîtrise impeccable des mots pour la nommer, mais on ne possède pas les instruments, compas, carte des côtes, coefficient des marées, ni barre ou dérive digne de ce nom. On mime alors grossièrement les mouvements de la barque et quand un navire de guerre italien vient à l’horizon, qu’il donne instruction de ne pas bouger et que tous évidemment se précipitent d’un bord à l’autre pour le rejoindre, menaçant de tout faire basculer, c’est une joyeuse scène de gestes approximatifs mais vivants ; et c’est une scène terrifiante aussi, qui porte avec elle le souvenir de morts par milliers, la tragédie des naufrages passés et, pis encore, de ceux qui restent à venir. Le théâtre s’en saisit, avec ses propres moyens minuscules du jeu et de la parole nue, et considérables de l’imaginaire et du présent arraché au passé, pour dire combien ce qui importe seul désormais est ce qui est là, non ce qui manque. Pour désigner les forces en présence, et quoi faire avec elles. Et tout cela traversé par le rire vivant et terrible de ceux qui ont déposé la mort derrière eux. Rire face au monde et son organisation aberrante, ou devant les fables qu’on leur raconte pour leur faire croire à ce monde : par exemple, quand l’un d’eux parvient en Turquie, on lui dit qu’il arrivera rapidement à Paris, en métro. Fable, allégorie : d’un monde qu’on traverse à pied et qu’on pourrait croire à portée de main, mais qui s’éloigne.

Dignités

Accueilli avec enthousiasme par le public d’Aubervilliers lors de sa création au printemps 2015, 81, avenue Victor-Hugo l’est aussi par les pouvoirs publics. Le préfet délégué pour l’Égalité des chances, Didier Leschi, assiste au spectacle, qui semble le ravir : « C’est du théâtre militant plutôt bien fait. La mise en scène ne tombe pas dans le misérabilisme. Ces sans-papiers ne sont pas dans la pros- tration, ils ont créé une dynamique [10]. » Jugement esthétique qui se replie sur l’évaluation politique, et inverse- ment. Surtout, critique singulière qui sera décisive dans ce qui va se jouer dans les coulisses de ce théâtre. Le soir même, le préfet décide d’accompagner la démarche de ces comédiens ; il transmet le dossier au directeur du service de l’immigration, Jean-Pierre Sudrié. Ils étaient en France depuis huit, cinq ou trois ans, et militaient pour leurs droits, aidés par la mairie d’Aubervilliers depuis des mois : mais à la suite du spectacle, en quelques jours, ils reçoivent une convocation pour l’examen de leur dossier en vue de leur régularisation, que certains des huit sur le plateau obtiennent dès le 8 juin. Le 10 juillet, ils reçoivent leur carte de séjour. Mais les pouvoirs publics refusent la régularisation collective que réclament les quatre-vingts d’Aubervilliers. Le piège est partout : dans la logique discrétionnaire du « cas par cas » qui isole, distingue les réfugiés politiques des migrants économiques, comme s’il y avait chez les seconds un choix moins défendable ; distinction qui évacue la possibilité d’envisager globale- ment la situation d’ensemble — là où précisément la pièce voudrait faire entendre la force de trajectoires singulières, mais prises dans les mêmes tracés et engagés dans un même monde.

Politique, ce spectacle l’est non en raison de son objet seulement, mais parce qu’il fait de l’espace théâtral un territoire qui désigne les failles des communautés, dévisage les mondes qui organisent de l’exclusion au nom de l’inclusion, dresse l’espace qui travaille l’actualité dans le mouvement de l’Histoire, produit un temps qui fabrique de la présence tandis que sont ensevelis sous les papiers ou sous la mer les corps innombrables dont les fantômes sont convoqués ici.

Spectacle digne et fragile qui sait les risques qu’il prend, comme celui de faire de cette scène une tribune. Mais jusqu’au bout malgré tout, le spectacle sait tenir l’infime jeu qui le maintient sur la voie politique de son élaboration. C’est là qu’il fabrique intimement l’espace de sa singularité. Moment où l’un de ces hommes s’adresse à nous en anglais, dans l’anglais commun et universel le plus simple, avec l’accent le plus étranger, pour dire combien le malentendu a marqué son parcours et que la langue loin de lui permettre de communiquer l’a presque conduit au gouffre. Lieu du partage, et lieu de la déchirure, la langue qu’on parle réunit pour séparer — communique son affaissement, et dans le français que ces hommes parlent, on entend aussi le signe blessé de l’inappartenance. Et pourtant c’est par elle qu’on entend, et c’est en elle qu’on reçoit la violence de ces vies. Dans la langue se joue ce que les récits traversent. Langue de la non-maîtrise, à l’opposé de l’impeccable énonciation d’acteurs qui font profession de l’être. Langue qui possède sa justesse politique : « La langue est hospitalière, écrit Edmond Jabès dans Le Livre de l’hospitalité. Elle ne tient pas compte de nos origines. Ne pouvant être que ce que nous arrivons à en tirer, elle n’est autre que ce que nous attendons de nous. Et si nous n’en attendons rien ? »

Car ces huit-là n’ont pas le statut d’acteurs ; hommes seulement là d’avoir voulu prendre la parole, non parce qu’on la leur donnait seulement, mais parce qu’ils en avaient la charge. Et cette langue arrêtée, imparfaite, défaillante parfois, s’écoutait comme une réponse intense aux per-fections mortes des techniques qui aujourd’hui sur les scènes les plus imposantes sanctifient le théâtre et le vident de sa force. Beauté de ce théâtre d’avoir saisi par la langue le processus d’exclusion et le territoire possible de l’entente. Fragilité de cette scène qui donne le prix et la beauté à ce collectif comme à cette pièce, et à l’ensemble dignité et urgence.

Accueilli in extremis dans le In du Festival d’Avignon, puis en tournée en Lettonie à l’automne, à Marseille, au lendemain des attentats de Paris, avant de revenir à La Commune, le spectacle traverse sa propre actualité, trouve des résonances qu’il ne cherchait pas. Au Festival, les comédiens étaient régularisés, pas le collectif – lors de la reprise à Aubervilliers, trente-six avaient obtenu leurs papiers, mais l’un d’entre eux venait d’être arrêté et placé en centre de rétention au Mesnil-Amelot. Les acteurs continuaient de porter la parole des leurs, à travers leurs cas : leur histoire était désormais du passé, mais pouvait valoir pour d’autres. On devine la stratégie retorse du pouvoir, toujours la même, et ici dans sa perversion tragique : faire de la culture un espace de valorisation et de compétition, où ceux qui ont joué le jeu — et compris leur rôle — ont prouvé leur capacité à intégrer l’espace social. Mais ce spectacle refuse dans le même temps d’être réduit à lui-même et sait qu’il n’a de sens qu’une fois le théâtre achevé. C’est ici la belle complexité de cette pièce d’interroger en retour notre regard et de dévisager celui qui voudrait trouver là bonne conscience.

Dans la parole de ces huit s’affirment la force collective d’un projet et la justesse des paroles, l’art de composer des récits pour dresser ces blocs d’êtres dans leur essentiel devenir : demeure l’épure d’une forme qui sait s’imposer d’elle-même sans autre artifice que celui que le théâtre propose quand il saisit le réel non pour le mimer, mais pour en intercepter les forces. Dignité de ce théâtre dans sa fragilité et, comme ceux dont on entend la voix (a-t-on jamais entendu autant que là, ces trois semaines durant, des êtres parler et qu’on écoutait intensément par la grâce de leur présence ?), dignité de ce théâtre et de ces hommes dans leur volonté, sur le fil, d’aller ainsi, vibrant de la ténacité d’être là et de rester digne.


[1« La Commune, Centre dramatique national d’Aubervilliers, passe commande à de grands artistes et leur demande : la vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art ? Les pièces d’actualité, ce sont des manières nouvelles de faire du théâtre. Elles disent que la modernité du théâtre et sa vitalité passent par ce recueil de ce qui fait la vie des gens, des questions qu’ils se posent, et de ce temps du monde, complexe, poignant, que nous vivons tous. Elles partent d’une population, et disent qu’en elle se trouvera une nouvelle beauté. Mêlant parfois professionnels et amateurs, elles font du théâtre l’espace public de nos questions, elles seront suivies de débats, d’échanges et renouvelleront avec éclat, émotion et drôlerie, l’idée si belle du théâtre comme Agora. En entrant dans ce théâtre, ma question était : est-ce que le lieu est bon pour l’art ? Est-ce que le fait d’être ici, de s’adresser à des gens précis, de partir d’eux, peut générer un art nouveau ? »

[2Barbara Métais-Chastanier écrit actuellement un récit de ces mois de recherche, d’écriture et de création. Les premières pages :
« À hauteur d’homme », ont été mises en ligne le 29 janvier 2016 sur Taetre.

[3Éditorial de La Commune pour la saison 2014-2015. http://lacommune-aubervilliers.fr/editorial-14-15.

[4Article de Yannick Sanchez, « De campements en squats, itinaire des 80 d’Aubervilliers », 19 août 2014, Médiapart.

[5S’y regroupent les expulsés de la rue du Colonel-Fabien et ceux du passage de l’Avenir, environ soixante-dix personnes, et les sinistrés de l’immeuble de la rue des Postes dévasté dans un incendie le 7 juin 2014, soit une dizaine de personnes.

[6Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997.

[7René Scherer, Zeus hospitalier, Paris, La Table ronde, 1993, p. 162.

[881, avenue Victor-Hugo, mise en scène d’Olivier Coulon-Jablonka, écrit avec Camille Plagnet et Barbara Métais-Chastanier. Avec Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleymane S., Méité Soualiho, Mohammed Zia.

[9Ce que l’écrivain ivoirien Gauz — lui aussi immigré sans papiers — dans son roman précis et féroce (Debout-payé, Paris, Le Nouvel Attila, 2014), avait nommé les « debout-payés ».

[10Paroles recueillies par Le Parisien, 13 mai 2015, dans le Parisien