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I. Le Besco | Bas-Fonds (par J. Scheidler)

mardi 22 février 2011


Présentation du film par le producteur :

A la lisière de la civilisation, trois jeunes femmes, Magalie, Marie-Steph et Barbara, vivent perdues entre elles. Noyées d’alcool, elles se désirent, se prennent et se détestent comme des bouts de viande, emportées cependant peu à peu dans un jeu complexe de domination et d’amour. Magalie, la meneuse, subjugue de toute sa puissance mâle et son charisme bestial. Marie-Steph, sa petite sœur, est effacée et simplette, et Barbara, jolie sans le savoir, a rejoint la meute par amour pour Magalie. Un jour, à l’instigation de Magalie et presque par désœuvrement, elles braquent une petite boulangerie et tue le boulanger d’une décharge de chevrotine. La vie reprend peu à peu mais plus rien n’est pareil.



À l’automne, ces carnets s’ouvraient au dialogue avec le cinéaste Jérémie Scheidler autour du film de A. Kéchiche, Vénus Noire : je répondais alors à son texte dans un dialogue qui, depuis quelques années maintenant, ne s’interrompt jamais vraiment, prend aussi d’autres formes que le simple dialogue (projet en cours d’un film autour des lectures de mes étudiants en création littéraire à Paris 7…).
Je laisse ce jour mes carnets grands ouvert à lui, au sujet d’un film que je n’ai pas (encore) vu : il s’agit moins ici d’une critique du film — pour cela, il y a d’autres endroits — que d’une lecture en acte d’un film et à travers lui du cinéma, réflexion qui est l’occasion d’un état des lieux des formes que peuvent prendre le contemporain dans son articulation avec les arts, plastiques ou de scène. On oubliera pas que le texte ci-dessous est aussi celui d’un praticien en prise avec ces questions : Jérémie Scheidler est cinéaste, on peut voir ces films sur son site personnel. Il travaille également au théâtre au sein du collectif La Controverse


Isild Le Besco | Bas-Fonds
(par Jérémie Scheidler)

Partout, on crie à la modernité, aux nouvelles technologies, à l’invention, parfois effrayante, souvent tragique, d’un monde nouveau et, il faut bien le dire, plutôt catastrophique. On nous dit que rien ne pourra jamais plus être comme avant, qu’internet aura achevé de renverser un ordre mondial que deux guerres avaient déjà pas mal entamé. C’est tous les matins à la radio, à la une des journaux, dans les émissions de « débat télévisé ».

Et le cinéma ?

Il est sans doute le premier intéressé dans cette histoire, puisqu’elle est la sienne : le cinéma, déjà mort à Auschwitz, n’aura cessé d’enregistrer cette démission, la mort de la culture classique, du sentiment de l’histoire, d’une certaine forme de civilisation. « Tout est citation » disait-on beaucoup dans les années 70, mais citation de quoi ? Précisément, citation d’une culture en train
de disparaître, d’une civilisation qui enregistre sa fin en même temps qu’elle la vit. Ce fut la grandeur du cinéma, où l’on pouvait encore voir il y a quelques années une église ou un palais pour ce qu’ils sont, au moment même où ils devenaient des produits culturels du tourisme de masse. Quand Rossellini filme Rome, c’est la dernière fois qu’on la voit, puisqu’elle est aujourd’hui dévolue, comme partout, aux visites des voyageurs du monde entier qui viennent vérifier que tout est bien là. Tout ? Mais tout quoi ? Et bien précisément toute une civilisation, ou plutôt les traces qu’il en reste, ce que notre XXème siècle aura bien voulu en conserver sous forme d’archive momifiante…

Mais alors, que nous reste-t-il ?

Plus rien, ce qui est encore tout un monde…

Et du cinéma, il nous reste la mise en scène…

La vraie qualité du film d’Isild Le Besco, c’est qu’il réintroduit dans le cinéma l’idée même de mise en scène. Exemplaire, le début du film : à l’image, la palais de justice de l’île de la Cité, filmé comme à travers les yeux de quelqu’un qui s’en approche. Au son, une voix. Elle dit : le monde est divisé en deux catégories de personnes, ceux que l’on a spontanément envie de connaître, et ceux qui nous révulsent, qui sont méprisables, vils… Et la voix continue : naturellement, ma préférence va vers ceux-là. Noir.

Déjà, cette ouverture est un monde, et cette voix, cette voix c’est celle d’Isild Le Besco… Depuis quels temps de renouveau artistique et de postures Nouvelle Vague n’avait-on entendu un cinéaste commencer un film en disant Je ? Car elle use là de sa notoriété d’actrice pour faire entendre (et reconnaître) cette parole qui est un manifeste plutôt bien envoyé. (Pour finir là-dessus, on comprendra au fur et à mesure du film, que ce texte, comme ceux qui suivent, est un passage de la Bible…)

Mise en scène, donc, déjà, et un geste, non pas d’auteur, mais de cinéaste. Autrefois, on disait auteur comme un étendard, contre les producteurs, contre les scénaristes professionnels, souvent venus du théâtre, pour défendre une certaine idée du cinéma. Mais cette idée, elle est aujourd’hui menacée par la notion même d’auteur, qui est en fait très mauvaise, qui renvoie trop à la littérature, à l’idée d’un « message », et à la religion du scénario…

Ici, pas d’auteur, mais une cinéaste qui me semble tout à fait en prise avec les recherches de son temps. Bien-sûr, on lit ça et là des textes qui comparent ce film au Pialat d’À nos Amours, au Lars von Trier de Breaking the waves, et c’est très juste, parfaitement justifié, aussi. Mais il me semble que ce film est le premier du cinéma français à opérer réellement la rencontre du cinéma et d’autres formes d’arts, d’autres lieux pourrait-on dire, que seraient l’art contemporain, et le théâtre. En ce sens, Le Besco est metteur en scène, comme on peut le dire au théâtre. Et là aussi, la Nouvelle Vague s’était construite sur un rejet du théâtre, qui servait alors de modèle « sérieux » au cinéma. Mais le théâtre d’aujourd’hui a tellement peu à voir avec ce que fustigeaient les jeunes critiques des Cahiers

Car, admettons-le une bonne fois pour toutes, c’est vrai, nous avons changé d’époque, et les arts ont aujourd’hui tous fait ce que l’on pourrait appeler leur « révolution contemporaine ». Tous ? étrangement, le cinéma résiste plus qu’ailleurs, pour les raisons que l’on a dit plus haut. Et la critique a tendance à accompagner ce « mouvement » en délaissant le plus souvent les films les
plus à la pointe (pour ne pas dire à l’avant-garde) de cette révolution. Peu de journaux, ni même de blogs, s’étendent sur les films de Bruno Dumont, d’Alain Cavalier, de Nicolas Klotz, de Claire Denis, de Jean-Charles Fitoussi, des Straub même ou de Godard…(où l’on verrait malgré tout que le cinéma français est dépositaire ou inventeur d’une conception assez unique du cinéma)

Le film d’Isild Le Besco est un parfait représentant de ce cinéma que, faute de moyens, l’on pourrait appeler post-cinématographique, comme on dit postmoderne en art, et même parfois post-dramatique au théâtre. C’est le cinéma d’après le cinéma, dans tous les sens du terme. Des films qui ne se construisent qu’après leurs précédents, mais aussi d’après eux, avec ou contre
eux, mais après et d’après une certaine idée de la culture, d’une civilisation plus ou moins disparue… Cette condition de l’homme, non pas moderne, mais post-moderne, le cinéma peut et doit en rendre compte.

Mais alors, précisément, Bas-Fonds (un titre d’après Renoir sans doute) fait cela, et de manière admirable. Un seul exemple, s’il ne fallait en retenir qu’un : la « direction » d’acteurs. Isild Le Besco, sur ce point, travaille en metteur en scène confirmé, qui donne à ses acteurs des directions, un sens où aller, une trajectoire… Alors, elle pose un principe un peu rigide, à la manière d’un dispositif scénique : le personnage principal hurle. C’est une femme, quand elle
s’adresse aux autres, dans son rapport au monde, elle crie… Et ceci, c’est plus que la définition d’un personnage archétypal, ou d’un gimmick d’acteurs, c’est en effet un dispositif, un cadre dans lequel l’actrice a toute la liberté d’agir, de proposer, de créer…

Et puis, il y aurait les inserts de films porno filmés en très très gros plans sur une télé cathodique (réminiscence de beaucoup de gestes d’artistes contemporains), les inserts de passages de la Bible lus par Le Besco sur des paysages mornes et envoûtants, et la scène centrale, brute, vulgaire, comme un cri : l’agression. Inspirée d’un fait divers, cette scène est mise en scène dans toute sa bestialité, mais aussi dans toute sa bêtise. Isild Le Besco a dit quelque part qu’elle avait eu l’impression de filmer une agression en direct, en deux prises seulement, en plan-séquence. Le plan-séquence, aujourd’hui, avec l’usage de la vidéo, est devenu un peu la tarte à la crème de tout un cinéma branché, « arty », poseur en somme. Mais ici, cadrée par le frère d’Isild Le Besco, la scène acquiert une dimension qui tient au point de vue adopté. Ni subjective, ni à distance, la caméra est effectivement auprès des actrices, tout contre elles, quelque chose comme un témoin oculaire. Et c’est là encore un geste contemporain très significatif, qui prend acte de la multiplication des appareils à filmer, téléphones, mini-camescopes, appareils photos…

Nous sommes entrés, au cinéma, dans « l’ère du soupçon » : il faudra maintenant toujours se demander qui voit ce que l’on voit, qui le filme… Et ici, cette position de témoin, dans son indécence totale, donne toute la puissance à la scène. Et alors, si en effet « le travelling est affaire de morale » (Godard), le « filmage » de cette scène confère au film sa dimension morale, qui est sa grandeur : comme l’annonçait la voix d’Isild Le Besco au début du film, son regard sur ces « marginales » est d’une affection, d’une douceur étonnantes… Sa préférence va à « ces gens-là », dans leur laideur, dans leurs bassesses, mais aussi, on le sent très bien, dans leur misère, dans leur dénuement.