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Philippe Vasset | Vérifier le monde

Un Livre blanc, Fayard

dimanche 11 mai 2008

Certains lieux n’existent pas sur la carte de la région parisienne : ne figure à leur place qu’une forme blanche, vierge de toute indication. Pendant un an, je suis allé visiter ces zones une par une. J’y ai découvert des ruines, des cérémonies étranges, parfois même toute une ville inversée, peuplée de personnages d’ordinaire invisibles. Mais vous saurez sûrement y voir bien d’autres choses.
Philippe Vasset, Un Livre blanc, Fayard, 2007</center

« J’ai commencé à m’intéresser aux cartes quand j’ai compris qu’elles n’entretenaient que des rapports très lointains avec le réel. »

Sur les cartes anciennes, les grandes zones blanches figuraient les terra incognita que les explorateurs chassaient en les repoussant au devant d’eux : trouver le réel, le nommer, c’était une question de vide qu’on remplissait, d’un cercle qui ne s’achèverait qu’en le parcourant entièrement. Le monde se retrouva bientôt clôt sur lui-même, découvert en même temps que appelé par son nom. Alors les cartes ne servent plus qu’à se repérer, qu’à figurer des lieux connus et déjà empruntés, traces à suivre plutôt qu’à inventer.

Mais aujourd’hui, sur les cartes officielles, sur ces cartes à l’échelle humaine qui nous servent de référence, demeurent malgré tout des endroits sans nom, des lieux en friche figurés seulement par des zones blanches. Dans nos espaces urbains, les choses se sont renversées : ces terra incognita n’appellent pas la découverte : elles ne sont en fait que des trous qui percent le tissu organisé de la ville – des lieux sans fonction, qu’on cache parce qu’ils ne servent à rien ni personne, des lieux vides ou vidés, des espaces marginales au cœur de la ville où personne ne va, parce qu’au juste, on ne va pas dans des lieux qui n’existent pas. Mais qui de la carte ou du monde, préexiste au réel qui se nomme ?

Philippe Vasset pendant un an a « décidé d’explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n° 2314 OT de l’Institut géographique national qui couvre Paris et sa banlieue. » Fruit d’une certaine fascination pour les espaces rendus à leur nudité, les bâtiments abandonnés, et une curiosité pour ces taches blanches qui creusent les cartes, l’exploration est d’abord une recherche déçue du merveilleux :

« Au cours de cette quête, comme les héros de mes livres d’enfant, j’espérais mettre au jour le double fond qui manquait à mon monde ».

Mais de l’autre côté des palissades percées, des grillages troués, il n’y a souvent que des usines abandonnées aux flancs desquels se montent des abris pour errants, des bidonvilles provisoires et régulièrement détruits - une misère sans nom. Le paysage est vide mais porte la trace d’une violence urbaine qu’on cache – un double fond du monde âpre et invisible à quelques centaines de mètres des bureaux des grandes entreprises, de l’autre côté du périphérique, ou en face des immeubles.

Comment en parler sans fausser, par l’ordre artificiel d’un récit, ce qui n’obéit qu’au mouvement de passage et de dissolution perpétuelle, à la nécessité de la survie, à la peur toujours portée comme un masque ? Le texte de Vasset va obéir à ce mouvement là, épousant à l’aventure le vide même des rencontres manquées (au juste, il n’y a que peu de rencontres dans ces zones : on assiste de loin à une bagarre, on regarde des types déguerpir, ou soi-même on prend la fuite devant les gardiens du vide) : sans ordre et sans hiérarchie, le livre avance comme l’on marche dans ces zones : dans l’instabilité jamais sûre d’elle-même. Pourtant, à la précision extrême de la localisation des explorations, se succède toujours une définition toujours aussi tendue et dépouillée de ces zones : description du vide absolue, c’est-à-dire littéralement détachée de tout.

Inévitablement, le texte abandonne vite sa prétention à l’assignation, à l’inventaire : c’est qu’il ne saurait fixer dans les mots ce que la carte elle-même échoue à représenter par des signes qui restent à inventer pour figurer une usine désolée, un hangar sans toit, des murs cachés par des herbes. Du reste, il est impossible de figer une réalité elle-même sans cesse recouverte par son propre vide en constant renouvellement : comme ces tables d’orientation posées jadis devant un paysage aujourd’hui méconnaissable (comme si c’est la carte qui rendait perceptible le monde), justement parce que la table n’a gravé qu’un instant de l’espace : alors que celui-ci n’est jamais qu’un mouvement qui le déborde.

De même, quand il s’agit de revenir, des semaines après, sur ces zones blanches déjà arpentées, ce sont d’autres à la place qu’il faut réécrire :

« Lors de ma première visite, je n’ai pas réussi à déterminer quel genre d’activité avait abrité ce bâtiment, et je m’étais promis d’y revenir. C’est ce que je fis trois mois plus tard : les herbes avaient encore poussé, et je me perdis à plusieurs reprises. Mais parvenu au bout du terrain, plus de maison : elle avait été entièrement rasée. Il n’y avait plus qu’un sol boueux mêlé de débris de tuile et labouré par les engins de démolition. »

Le texte n’est ainsi rien d’autre qu’un moment de lui-même : et jamais il ne saurait épuiser le lieu : geste d’épuisement qui toujours échoue sur son recommencement.

En ce sens, ce texte est aussi, surtout, une profonde et puissante interrogation sur le récit, sur sa capacité à se saisir du monde et à énoncer, dans le geste même qu’il le porte vers le monde, sa matière et son projet – « le livre blanc » pourrait être le titre plus générale d’une littérature qui s’engagerait dans le récit avec ses propres armes. Le page blanche du monde sur laquelle écrit Vasset est une exploration des possibles du langage, quand le texte que nous lisons se donne explicitement comme une marge du Livre qu’aurait voulu écrire Vasset : un livre qui aurait su être exhaustif, dévoiler à la manière de Gracq le merveilleux d’un monde voilé, arpenter tous les espaces, opérer la rencontre du géographe et de l’anthropologue, ou de l’écrivain et du photographe, allier l’acuité du sociologue à la pertinence de l’auteur engagé .

« Mais, lorsque j’ai voulu synthétiser toutes les informations rassemblées, les phrases ont refusé de s’agencer en argumentaire : les textes n’expliquaient rien, ne racontaient aucune histoire, et laissaient même transparaître par endroit une fascination difficile à assumer pour ces existences portées jusqu’à l’extrême public, ces patientes appropriations d’un coin de rue, d’un trottoir, et ces vies dissolues dans le mouvement et le passage. J’ai vite compris que jamais je n’arriverais à dénoncer quoi que ce soit, préférant la confusion à la clarté, m’y prélassant même, et retardant le plus possible le moment où il faudrait choisir mon camp, et cesser d’être transparent, sans poids ni place. »

De cette prise de conscience naît un texte lui-même marginal, en marge de lui-même et de sa volonté : zone blanche arpentée par le langage par instants – instants successifs de langage qui délimitent à chaque fois l’espace de sa prise de possession de la parole, alternant moment descriptif tendue à l’extrême, récit de situation, réflexion personnelle et profonde sur le rapport du corps et de l’espace, du temps et de la mémoire des lieux, photographies mentales de scènes, insertions de notes prises sur le vif, croquis de vues.

« J’écrivais comme on shoote dans des boites de conserve, lançant des phrases contre tout ce qui apparaissait. Je notais les trajectoires (glissement à gauche/craquement à droite) et ce qui fuyait à l’extrême limite de la vision (éclats, ombre, couleur). Ça a produit des liasses de feuilles griffonnées que je me promets régulièrement de classer, sans jamais toutefois pouvoir m’y résoudre. »

Le texte ouvert est à l’image de son projet et de la manière dont il s’est constitué, à l’image de sa pratique. Pourtant, il n’est pas cette dérive situationniste qui entraîne le corps dans la prise de conscience philosophique de lui-même : le pittoresque, du reste, n’intéresse pas l’auteur qui préfère citer en référence Augé (Non-lieux) ; Deleuze/Guattari (Mille plateaux) ; Mike Davis (City of Quartz), Alain Corbin (Territoire du vide) ; Pierre Sansot (Poétique de la ville) ; François Maspéro (Les Passagers du Roissy Express) ; Ian Sinclair (London Orbital) ; François Bon (Paysage fer) ; Jean Rolin (La Clôture).

Ce qui se cherche davantage ici, dans la lignée de ces textes, c’est un point de vue sur la ville qui la révélerait : une position à partir de laquelle écrire devient à la fois épreuve de comblement du vide, et trajectoire qui porte du vide à la marge, du silence au nom, du rêve au réel.

« J’ai commencé à m’intéresser aux cartes quand j’ai compris qu’elles n’entretenaient que des rapports très lointains avec le réel. » écrit Vasset au début du livre : il lui arrivera parfois de confondre encore les deux plans des réalités qui ne se recoupent jamais, en peignant par exemple littéralement sur le sol les limites des zones blanches telles qu’indiquées sur la carte : geste décisif et dérisoire qui tend à vouloir opérer le renversement de la carte sur le monde, et dont l’impossibilité même révèle la puissance du geste littéraire : « la carte, et non le calque » écrit Deleuze.

Il faudrait citer de nombreux passages où le regard creuse cette réalité, où le propos superpose une politique à une poétique : fonde les deux perspectives dans l’exigence de mise à nue du vide : non pas recouvrir le blanc, mais le parcourir, le délimiter, le désigner. Non pas rendre le monde semblable à du connu, mais renverser les positions : faire du texte une image du monde.

« Explorant mes terrains vagues, zones vouées à la pure potentialité, lieux de l’inconfort extrême où rien ni personne n’a de place assignée, j’avais le secret espoir que les notes désordonnées et contradictoires finissent par aboutir à un texte qui ressemble à cette terre mille fois retournée et mêlée de débris, à ces toiles d’araignée qui s’accrochaient aux oreilles et aux cheveux et à ces fruits poussant sans arrosage ni jardinier. Je n’avais pour seuls objets que des ordures et des paysages fuyants et j’espérais que quelque chose malgré tout s’écrive, s’accrochant comme du lichen à ces surfaces pauvres et friables croissant lentement, sans plan, ni message. J’étais comme ces géomètres qui composent la carte d’un quartier en visant des détails insignifiants : le cadre d’une fenêtre, un appui de colonne, un angle de mur, ou le bras d’une statue »

Alors, au terme de l’exploration, avec l’évocation des lieux abandonnés du monde, l’implicite appel à s’avancer dans toutes les zones blanches de tous les continents constitue une géographie marginale, un infra monde plus essentiel encore que le monde officiel, parce que le révélant dans sa nudité, le dépouillant de sa fonctionnalité stérile et faussement agencé. Le chaos du monde y est moins peuplé, mais pas davantage en friche.

Finalement, dans une dernière page saisissante et vertigineuse, ce qui se dégage en creux de l’expérience menée par Vasset et prolongée par le lecteur, c’est une profonde réflexion sur la manière d’habiter notre monde, c’est-à-dire de l’investir, de lui donner forme et langage à mesure d’homme. Le texte se clôt ainsi sur une référence voilée et décisive à une œuvre de Perec – non, étrangement, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, mais de manière plus forte encore, sur ce passage de Espace d’espace, où Perec s’interroge sur ces pièces sans fonctions que posséderait une maison : sur leur rôle dès lors, leur nature.

« éteignez votre portable, et votre GPS, masquez les publicités et les enseignes lumineuses : que voyez vous ? Regardez bien, vous êtes passé par ici des centaines de fois : est-ce que vous savez où vous êtes et ce que s’y passe ? Privés de leur nom et de leur fonction, les bâtiments s’avachissent comme des emballages crevés. Les poteaux, les fils, les rues tracent des figures, encadrent des détails, en soulignent d’autres, mais rien n’a de signification ni d’emploi ; il n’y a que des objets incertains et des événements indécidables. Où est votre place ? Comment habiter ici ? Malgré la couverture satellite de surveillance, nous ne connaissons rien du monde. »

Mais le récit ne s’achève pas là. Le livre blanc n’est que l’esquisse d’une pratique, la marge d’un grand livre qui s’écrit désormais sur le territoire mouvant et en recherche constante de complétude qu’est internet. Sur le site blanc, les zones blanches sont désignées, écrites, photographiées, filmées, parcourues encore – et encore. Geste littéraire sidérant de profondeur et de puissance, l’exploration de Vasset n’a de cesse de désigner pour nous, ici comme ailleurs, ces zones blanches à investir.