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La Mousson d’été 22 | Temporairement Contemporain [n°5]
le sixième jour
dimanche 28 août 2022
Parution ce matin du numéro 5 du journal du festival de la Mousson d’été, Temporairement Contemporain, réalisé avec Sarah Cillaire, Julie Douet-Zingano, avec l’aide de Juliette Hoefler pour la maquette.
L’éditorial qui clôt ce dernier numéro, co-écrit avec Julie Douet-Zingano :
Inventer le monde entier
Les gens écrivent sur les murs n’importe quoi, les gens font n’importe quoi, n’importe quoi, tant qu’il est temps, tant qu’il est temps, les gens font n’importe quoi avant que la nuit ne tombe, avant que la nuit ne tombe, les gens s’inventent le monde entier, le monde entier avant qu’il fasse noir, les gens surtout ne veulent pas le noir, les gens sont comme les enfants, les gens ont peur du noir.”
P. L. Pisano, Les Gens
Écrire n’importe quoi ? Peut-être. Que ferait-on après tout du raisonnable, du sensé, de ce qui ne serait pas n’importe quoi et qui laisserait le monde à sa place ? Écrire n’importe quoi qui ne serait pas n’importe quoi pour empêcher la nuit de tomber – mais la nuit tombe, chaque jour, alors pour conjurer la peur ou pour l’appeler afin de mieux la conjurer, on se raconterait n’importe quelle histoire, on se tiendrait dans le noir pour l’entendre et tant pis si le noir tombe aussi en plein jour sous le soleil de quatorze heures et le vent dans les marronniers, les tilleuls et les lauriers roses. Raconter que la vie ne suffit pas ou qu’elle étouffe, raconter le cri des chiens et des chevreuils sacrifiés pour qui, pour rien ; dire les noms de Marta, de Maria, de Yann et de Louise qui sont aussi les noms d’Alexiane, de Carole ou de Mathilde ; dire la Colombie, le Pérou, Kharkiv ou Charleroi ; mesurer ce qui reste d’espoir – il en reste malgré tout, puisque chaque jour recommence, et que, comme le dit le proverbe brésilien : « A esperança é a última que morre » –, et alors ? L’écrire. Six jours, vingt textes durant, redire sous toutes ces formes la peur du noir et ce qui la venge : les violences qu’on commet, les colères qu’on s’adresse, les tendresses aussi, les lâchetés. « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? », s’inquiétait le poète : pour la peur du noir justement et parce que le monde grandit d’être suscité, perdu et réinventé.
Ici, le théâtre naît du vide. Ou plutôt, du vent qui balaie les peurs, des notes de musique se glissant partout, de ces voix posées derrière le pupitre, derrière le texte, à son service, des visages familiers incessamment métamorphosés par les écritures. Un sol, un corps qui se dresse et des oreilles attentives, à son écoute — le nerf du théâtre, exposé à vif. Il vibre, se trompant parfois, mais ne lâchant jamais ; il vit. Dans ces myriades de petits théâtres dont regorge la Mousson, les mots se nourrissent de la terre forgée par les guerres invisibles, de la rivière langoureuse, des murs monastiques aux résonances somptueuses, des corbeaux, cygnes, hérons et canaris, premiers spectateurs et fins régisseurs de son — les mots s’arriment. Ils quittent le papier pour un rendez-vous éphémère. Heureusement, « les murs ont des oreilles », rappelle Martha dans Disparitions d’Elise Wilk. Quelque chose du souvenir perdure dans le lieu, il suffira de chercher.
C’est vers la fin de L’Hymne de la jeunesse démocratique de Serhiy Jadan, Sanytch lâche comme pour lui-même : « Lorsqu’on a affaire au vide, il a tendance à se démultiplier. ». Théâtre, ce qu’on jette au vide, non en désespoir de cause ou pour la beauté du geste, mais pour cet enfant seul dans sa chambre à minuit dont la bougie soudain s’éteint et qui appelle, mais personne ne vient – et qui invente des histoires.