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Julien Gracq, un instrument témoin | NRF

jeudi 23 décembre 2010

Note du 23 décembre 2010 — Il y a trois ans juste ce soir, ces quelques mots, Julien Gracq est mort, et ce qui suivra ensuite.

On a les livres, on a ce qu’on porte d’eux et ce qui se déplace à chaque lecture, on a aussi des récits oubliés et retrouvés, des souvenirs dispersés qui se trouvent toujours devant nous, à chaque lecture, des lettres et la forme d’une écriture, la morsure des pages non massicotées des éditions Corti.

Pensées ce soir à l’écrivain qui a rendu tant de territoires possibles, de narration et d’images : tant d’autres territoires devenus possibles avec lui, et après lui.

François Bon me devance ce soir en publiant sur son site le texte qu’il avait écrit pour le numéro de juin de la NRF — je mets en ligne ici, en écho et comme pour l’amplifier, mon propre texte, et avec lui, mes remerciements à Gaëlle Flament pour la proposition et l’accompagnement.

Ensemble, moins un hommage qu’une façon de dire combien ces textes sont essentiels pour lire et pour écrire.



Note du 15 juin 2010 —
Julien Gracq aurait eu cent ans cette année — en hommage, la NRF propose un dossier dans son numéro de juin à l’auteur du Château d’Argol, de La Presqu’île, ou des Carnets du Grand Chemin.

Occasion donnée de redire l’importance qu’a eue pour moi, dans l’exemple radical qu’elle expose, l’écriture de Gracq — hors roman, défiant catégories et formes, et s’efforçant de concentrer dans la phrase l’énergie qui défait l’idée même de genre pour dire l’expérience du monde, où lecture et écriture se confondent.

À lire également dans la revue les textes de Philippe Le Guillou, Patrick Modiano, et François Bon.


« Le monde, toujours panique – toujours alerté, alertant – le monde comme quelqu’un derrière la fenêtre qui vous tourne le dos, qui regarde ailleurs, et dont on voit seulement la nuque obsédante qui, par instants, bouge. »

Julien Gracq, La Presqu’île

Textes de pure incitation qui vont ; textes de libération surtout, celle du pas au chemin qui l’entraîne et celle du poignet qui trace sur la page les directions toujours possibles, toujours reprises mais jamais vaincues ; textes qui dressent le monde au-devant dans le désir d’y prendre part et d’éprouver à la fois l’appartenance et la déchirure ; textes qui lancent en soi l’exigence d’y répondre en retour et d’aller, suivant le pas frayé dans l’allure la plus vive ; textes qui disposent cairns et amers au bord des chemins et des falaises, moins pour orienter que pour disposer du sens à loisir dans le seul élan de la marche en avant qui fait reculer sous ce pas les limites du monde possible ; textes qui inventent à chacun de ces pas la géographie désirable des territoires conquis mais mystérieusement préservés par une langue enveloppée dans la matérialité du monde vécu, capté, offert — textes qui appellent en tout, et libèrent : ouvrent des espaces neufs de langue et de vie, la possibilité éprouvée de l’existence telle qu’en l’écrivant on saurait nommer aussi ce qui la traverse et ne l’épuise jamais.

De tels textes sont des plus précieux parce qu’ils articulent intimement, de l’intérieur et comme nécessairement la lecture à son écriture ; geste d’écriture dont le sens est aussi porté vers sa réécriture à venir, en instance. Nécessité de ces textes surtout en ce qu’ils se constituent en porte battante entre l’appel d’air de l’écriture et le désir emporté par elle de s’en saisir, par l’écriture de nouveau.

Et dans le flux d’énergie que cette langue décharge à chaque phrase, c’est toujours l’effort de renouveler les forces vives du temps : qu’en lisant, on retrouve l’impulsion de l’écriture et on se déportera naturellement vers le geste d’écrire qui est celui de lire, de relire — en lisant en écrivant, sans ponctuation.

Les livres de Julien Gracq déborde ainsi de beaucoup l’espace physique qui voudrait en fixer le terme — mais parce que cette écriture a fait naître tant et tant d’autres textes, point brûlant d’incitation pour ceux qui décident, non pas de suivre, mais de prolonger, de rejoindre ce qui ne se peut rejoindre ailleurs que dans la solitude d’écrire, ces livres sont une part du mouvement essentiel qu’ils initient. Je ne parle pas des critiques, des dévots, des imitateurs : mais je pense à nombre de textes libérés par les livres de Gracq, textes que ces livres ont rendu possibles.

C’est dans l’évolution même des choix d’écriture de l’écrivain que je lis cette puissance d’incitation — dans l’abandon progressif de la fiction romanesque et l’élection de plus en plus librement consentie d’une écriture buissonnière, disponible à tout ce qui doit faire aigrette aux bouts des doigts, c’est une libération sans mesure. Le passage d’une prose enveloppée dans un tissu narratif à une écriture délivrée, dans le fragment et la notation, non hiérarchisée, dont la cohérence nodale se réduit à la main qui la trace : écriture marginale — et l’on sait bien que c’est la marge qui tient les pages du cahier ensemble.

Mais déjà dans les premiers romans, je lis combien le récit se noue en point de cristallisation de sensations qui fixent au présent de leur diction une densité agglomérée produisant le texte en neutralisant l’avancée de la narration — « La description c’est le monde qui ouvre des chemins, qui devient chemin, où déjà quelqu’un marche ou va marcher », dira-t-il plus tard. Dans le renversement qui ne fait que s’esquisser au début, le mouvement en-avant se passe déjà des techniques narratives pour se faire imminence, dramatisation du tissu de la page en tant que telle : et dès lors, on devine les départs prochains, les en-allés souverains des livres sans amarres qui sont pour moi de si impérieuses nécessités — Lettrines ; Lettrines 2 ; Les Eaux étroites ; Carnets du grand chemin…

Quand on se décide à écrire, aujourd’hui, avec le désir d’affronter directement le langage dans son rapport au monde, dans sa tâche de le nommer et de l’éprouver, et qu’on dispose de tels livres, territoires ouverts et non soumis aux lois externes des fictions mortes, c’est naturellement vers ces textes-là qu’on se tourne et qu’on prend appui ; et pour moi, c’est le rôle décisif qu’a joué La Presqu’île dans cette délivrance.

J’avais écrit un court texte sur cette nouvelle au sein d’une jeune revue d’étudiants — j’avais vingt ans, et ce récit m’offrait l’image de tout un possible : une écriture qui trouvait de l’intérieur ses propres règles d’agencement, une autonomie organique qui se faisait en liberté, une puissance d’évocation dressée dans une grande rigueur, un récit non plus subordonnée au temps mais à l’espace qu’il occupait et auquel le temps était soumis, mouvement de terrain et de ciel qui en changeant la lumière modifiait l’appréhension du réel — et occupation du monde dans le désir d’anticiper sa réalisation, dans la peur de ne pas se hausser à son exigence, dans la joie enfin de s’abandonner à la pente de la journée comme à celle de l’imaginaire qui emporte — « Plus rien qu’une poussée dévorée : marche – marche ! »

Ce récit, je le porte en moi comme une figure de haute tension capable de recouvrir le spectre entier des tâches assignées à la littérature : texte court, qu’on lit d’une haleine, quelques heures de densité absolue, c’est-à-dire lié, borné, retenu par rien, un mouvement qui va, articulant le geste d’écrire à celui de marcher jusqu’au fond de cette avancée de terre dans la mer qui est aussi l’image de ce risque d’écrire ; texte, et non pas œuvre, où c’est le tissu de la page qui domine — récit découpé dans le réel de sa fiction, échappé de la référence factuelle, mais aussi baigné dans le monde même que la fiction va pouvoir nommer en retour, en reconnaissance de ses actes.

Je me souviens d’avoir envoyé cette revue à Julien Gracq ; et d’avoir reçu sa réponse, simple et courte, quelques jours plus tard seulement — j’ai devant moi la petite carte blanche recouverte par l’écriture fine et rapide, encre bleue foncée comme lancée en avant de la pensée, geste qu’on devine assuré et tenu, signature tracée comme on scelle, et quand je relis ce mot (et combien étions-nous à avoir relu le 22 décembre 2007 cette même écriture serrée qu’il nous adressait ?), pensées fortes mais non pas tristes à ce qu’il faut de marches pour dessiner les cartographies d’une vie qu’en rêves la vie écrit — et qu’en elle, l’écriture rend au centuple.

Si La Presqu’île a si puissamment figuré pour moi la possibilité même de la littérature (et continue de le faire), c’est parce que ce texte énonce à mes yeux le lieu et la formule d’un affranchissement. Dans ce parcours circulaire à travers la presqu’île de « Coatliguen », l’absorption du rêve que fait la fiction sur le réel se constitue avec une telle évidence que le texte expose, et s’expose, sans artifice : le rapport de l’écriture à la vie, du désir à sa réalisation, du temps à sa production et du récit à sa formulation — toutes ces strates qui composent le texte s’articulent l’une par l’autre, se confondent et agissent d’un même mouvement. Et c’est naturellement que cette nouvelle fait le pas pour moi entre Un Balcon en forêt et les Carnets du grand chemin.

Ce passage vers ces Carnets n’est pas renoncement, ou même repli vers le biographique, bien sûr — mais au contraire accroissement encore plus grand de la langue, mouvement de libération qui se conquiert, comme chaque pas gagne du terrain sur le chemin laissé en arrière de soi, mètre après mètre. Et dans le souci d’accorder un moindre prix à l’invention, je lis la volonté d’établir surtout un rapport au monde et à l’histoire qui serait traversé par l’écriture directement plongée à son expérience. C’est le surgissement du monde au détour d’une marche, celle que le promeneur a fait et que l’écriture rejoint, sans le pré-texte romanesque : le texte se donne, dans sa présence immédiate, totale et totalisante.

Oui, écrire après avoir lu Julien Gracq (et en quelque sorte, c’est bien parce qu’on a lu ces textes qu’on finit par écrire, par écrire leur lecture et davantage que cela, ce qui conduit à les lire, ensuite, pour toujours), c’est plus libre de tout ce dont il s’est délesté pour nous — pour moi en tout cas qui n’ai emprunté ces routes qu’à celui qui me les offrait, grandes ouvertes au désir de les prendre.

Alors, sous le geste de refus de la littérature monument, comme d’autres l’ont si bien souligné, on perçoit bien celui de dégagement qui veut atteindre la littérature en mouvement, mouvante et désœuvrée ; désœuvrement de la littérature qui est la dette la plus inestimable qu’on doit à ces quelques textes écrits à partir et depuis La Presqu’île, où l’œuvre compte de si peu en regard du geste même, nu et ignorant des terres à voir, de nommer et d’éprouver.

Les livres qui suivent La Presqu’île (écrit en 1967) interdisent toute assignation formelle : textes critiques ou descriptifs, notes ou réflexion : peu importe, et c’est leur grande force — au mieux, journaux d’une écriture préoccupée du seul soin de noter avec la plus grande rigueur le mouvement de terrain du réel quand c’est la langue qui s’en empare, la vie qui s’y projette, et la volonté d’en rendre gorge pour les faire entendre.

Le mot n’y est jamais terme dans ces textes, clôture de sens — mais surface rayonnante et miroitante d’ailleurs qui exerce ce pouvoir magnétique sur le sens comme sur le lecteur : usage de l’italique pour faire vibrer par diffusion le mot ; pratique de la citation approximative mais travaillée par la mémoire qui s’en approprie et la rehausse ; exercice du fragment, non comme forme ouverte et manquante, mais close en totalité organique et suffisante, accomplissement et plénitude d’une écriture qui se donne définitivement de multiples fois.

Importe dans ces textes, et Carnets du grand chemin avant tout pour moi, l’extrême charge électrique qui se loge dans la phrase — et le récit souterrain de ce livre se situe bien dans les déplacements opérés par elle, qui raconte tout un jeu de surgissements, d’allées et venues internes : trajectoire dessinée par l’énergie d’un paragraphe. Il faut suivre la ligne que la phrase s’invente et renouvelle à chaque fois afin de percevoir de l’intérieur les orientations qu’elle indique pour nous.

Du mouvement qui entreprend la phrase, se saisit de la courbe du réel en le faisant surgir sous son corps, endossant pour un temps cette charge de nommer qui fait lever le voile du monde, dire d’abord que ce geste efface tout en amont, qu’il dénude la surface de ce qui a été dit pour mieux préparer ce qu’il reste à dire, le tu en regard de ce déjà-dit qui s’éloigne derrière soi. Quand la phrase paraît, c’est comme le ressac de la vague sur le sable : apurement des comptes et des rides du terrain qui laisse apparaître le sol neuf sous le pas qui va le mordre et tracer le chemin transitoire de la marche — avant le prochain assaut de la vague qui recommencera le monde après lui : et la marche encore, qui le poursuit.

Entre le souffle et le mot qui s’y loge, s’expulse le plein de cet air qu’il épuise : l’écart nécessaire au sens, épreuve du retard que rien ne comble ni ne viendra combler — instinctivement, le corps qui marche sur le sable remis à plat par la vague renouvelle le geste de la mer et le contre-dit ; on longe la mer, et on marche vers elle. Retard entre le pas et le mouvement régulier de la marée qu’on comble et qu’on rejoint, qui jamais ne se clôt. Quand il faut écrire, on nomme d’abord, on écarte le sens et le dépôt de significations trop bavardées ensuite, on rejoint enfin dans le bras de mer qu’on défriche les silences bruissants du dehors dans lequel il faut parler.

À la lire pour la première fois, la phrase est inconnue et pourtant nécessairement là pour soi, par soi ; elle avance dans les terrains inconnaissables du rêve : quand on marche avec elle, qu’on épouse ses allures, on est dans le creux de ce mouvement de machette qui écarte les branches pour avancer : la phrase expulse à droite et à gauche pour mieux au-devant se faire possible, se rendre possible, s’établir enfin, d’évidence.

Quand la phrase termine, ce qui s’achève autour d’elle n’est pas le sens (le sens commence), mais c’est le vertige fixé en elle et par soi (vertige de la phrase face au lecteur, et de ce lecteur devant le vide qui s’offre) : on est sorti comme d’un sommeil, et le sommeil continue malgré tout, mais en tant que sommeil, depuis l’éveil. On est réveillé : on est de l’autre côté de la phrase. Ce qu’on sait du rêve, c’est seulement sa nature de rêve : les images, elles, peuplent au présent la chambre absente au rêve, toute pesante de ce manque qui la constitue. Et on se lève en elle, chargé du poids de cette phrase, et de cette tâche en nous qu’il nous faut accomplir : articulation du rêve et du réel comme continuation ici des forces amassées là.

À la lire au bout d’elle-même, la phrase s’est donnée essentielle en marquant le seul chemin possible ; et sur les côtés, les restes des branches coupées sont là qui disent la direction, qui permettent de rêver un peu aux repousses que la marche aura permis.

Alors : au début de la phrase, comme au premier jour du monde : l’apprentissage de chaque mot, de chaque moment du réel que le mot dépoussière : le vertige : l’inconnaissable qu’on reconnaît : et au fur et à mesure, le poids de la phrase bascule sur son autre pied, le rapport de forces évolue : ce qu’il emporte à mesure n’annule pas son amont mais l’organise depuis le sens cette fois et non plus depuis l’effet de sidération premier : on reconnaît dès lors ce qu’il s’est agi de nommer : la représentation n’est plus celle du monde mais replongée dans l’acte même du langage traversé : la phrase ne cesse pas d’échouer sur son propre pas qui la recommence ; quand elle repart, la vague revient sur du sable déjà emprunté, creusé par le premier passage qu’elle lise et transforme — déplace plus loin, et qu’on emporte sous la chaussure…

Et si ce travail sur la phrase qu’abordent les derniers textes avait le don de réévaluer les ouvrages antérieures ? Je me demande si tout cela ne se trouvait pas déjà, en partie, dans Liberté Grande, Préférences, ou André Breton, quelques aspects de l’écrivain — ni prose poétique, ni textes critiques ou monographiques, mais déjà, livres neufs capable de « disperser les limites du foyer », essais de langue sur des éclats de vie que l’auteur se choisit pour rendre palpable la formulation du monde à partir de ces éléments poétiques, littéraires, plus largement esthétiques d’incandescence sublimée.

Et toujours, la volonté de chercher l’émerveillement aux sources les plus denses et convulsives de la beauté.

Dans Un Balcon en forêt, les choix de la vacance comme temporalité, et du lieu de la forêt aux vertus magiques comme espace épais des récits fabuleux qui le peuplent, tendaient déjà vers cette tentation de la neutralisation dramatique — au mouvement horizontal de l’avancée de la narration s’opposait la plongée verticale qui travaillait par frottement le récit contre une pression cumulative portée vers une catastrophe finale qui ne résoudra rien. Je garde en mémoire ces pages, dans le pli central du livre épais de l’hiver qui ne passe pas, enveloppé par l’humidité neigeuse d’une Histoire encore gelée, encore possible, et arrêtée sur les baisers d’une étrange fille-fée. À la toute fin du roman, quand le héros cherchera un endroit où mourir, c’est dans le lit de conte qu’il ira — sans doute pour que cesse avec lui l’Histoire et toutes les histoires échouées d’avoir été déroulées .

Alors, quand Julien Gracq, déjà sûr d’une œuvre derrière lui constituée et imposante, abandonne les feuilles volantes pour le cahier, il cédera tout entier et sans compromis formel à ce plaisir de la présence — non médiate, non différée, non séparée de l’expérience, du souvenir, du rêve ou de la réflexion. C’est une configuration toujours neuve de la pensée qui se donne à lire dans ses formes brèves de prose ciselée, état vivant de langue découpée dans l’instant de sa diction.

Ainsi, dans Carnets du grand chemin, lorsque la phrase se laisse porter par le rêve des correspondances entre la perfection souveraine du mot de Vallespir et la beauté géodésique de la vallée que ce mot désigne, c’est l’appréhension directe du monde comme terres de signes à lire et à écrire, d’un même geste renouvelant à la fois le chiffre du réel, et la littérature — la phrase portée contre le monde comme une ombre descellée.

S’il n’y a pas dans ce mouvement de rupture avec les fictions, ou même de reniement, c’est qu’il s’agit davantage d’une radicalisation d’un geste premier : le goût pour le fragment ; le refus d’accorder à la description une secondarité sur le drame ; le point phosphoreux du biographique comme outil d’interrogation de la vie — mais là où le récit représentait, l’écriture en prise directe avec l’expérience dans les textes suivant saura incarner, décrire sans délier, habiter le monde écrit enfin.

Mais depuis Argol et jusqu’à la dernière ligne des Carnets, il demeurera fidèle à sa quête du « son juste d’une page », critérium absolu de l’écriture à ses yeux.

Dans cette justesse recherchée en tout — musicale et expérimentale, celle qui accorde l’être à la beauté des choses, celle dans laquelle est baignée la forme minérale des paysages, mais aussi par laquelle se dit les relations des hommes entre eux — réside toute l’éthique d’une œuvre. Justesse toujours recherchée du mot et de son idée, de son harmonie avec sa vérité : justesse dans le tremblé du monde autour des silhouettes quand on s’en saisit à la dérobée ; justesse âpre d’un accord avec soi, quant à ses préférences et ses colères : et il ne reviendra pas sur l’amitié accordée une fois, il n’acceptera jamais ces exigences mondaines et fausses, ce sera toujours en vertu de cette éthique profondément plongée aux fidélités d’un homme et de sa parole.

Dans la petite lettre que Julien Gracq m’avait adressé, il est question précisément de cet accord — accord entre une lecture et une écriture, comme « deux instruments-témoins », note-t-il, et il ajoute : « Rien de plus précieux ».

Accorder sa lecture à l’écriture, c’est aussi une manière d’essayer de l’entendre, en profondeur, et en retour, s’accorder dans l’écriture à la lecture de ces textes, c’est moins honorer une dette que poursuivre cet accord secret des êtres que la littérature construit, pas à pas, dans certains textes posés à même le sol dans le mouvement qui l’emporte.