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Lettre à l’Insensé II | Prendre d’assaut le malentendu d’écrire
Écrire l’Inouï
mercredi 1er mars 2023
Reprise ici de l’article, paru il y a un an ce jour, en mars 2022, dans l’ouvrage consacré à la critique dramatique, Écrire l’Inouï, paru aux éditions des Presses Universitaires de Provence, dans la collections « Arts » , sous la direction de Jérémie Majorel et d’Olivier Barra
Il prolonge un premier article sur l’Insensé – collectif de critiques dramatiques — paru dans l’ouvrage La Critique un art de la rencontre paru aux Presses Universitaire de Provence en juin 2019.
Ami Insensé [1],
Il y a trois ans, c’est ainsi que je commençais ma lettre, ami insensé – c’était au théâtre de la Criée, octobre déjà, nous étions rassemblés à Marseille par la critique (sa question : son inquiétude : sa critique ; et la Criée pouvait être le lieu idéal pour, en jetant ce mot en l’air, le voir tristement flotter et retomber lentement parmi nous), et la critique y était alors un « art de la rencontre [2] » et je tentais d’esquissais ces lignes de frictions entre critique et action, suivant l’appel de Marx pour qui « l’arme de la critique ne peut remplacer la critique des armes [3]] ».
Je l’avoue, ce mot — celui de rencontre — continue de me rendre perplexe quant à son efficacité et son rôle. Depuis, j’ai appris qu’on ne rencontre pas seulement des amis, mais aussi son adversaire. Et si on rencontre les êtres dans ce qu’ils font, plutôt que par ce qu’ils sont — disait à peu près Deleuze —, on les rencontre aussi par ce qu’ils nous font et par ce qu’ils défont. Et ce monde défait plus qu’il ne tisse.
Rencontre : mot qui continue donc de me rendre fébrile quant à sa promesse, même si c’est au nom de la fébrilité, parce qu’elle demeure inconnaissable avant de l’éprouver, qu’on prend des trains Inouï(s) qui ont trahi les grèves. Et qu’on écrit, dans le souci d’affronter l’adversité, peut-être ? Le lieu de l’écriture serait finalement comme la Criée : la faveur du silence en plus.
Il y a trois ans, je finissais l’écriture de cette lettre dans le désir, maladroit comme savent l’être les désirs informulables, de se préparer : si nous sommes liés par la critique, et si la critique nous liait au monde, c’était parce qu’elle était ce lieu d’appui, comme une planche d’appel avant le grand saut dans le monde, et qu’il nous fallait armer notre corps et notre intelligence pour s’y jeter, avant de s’y jeter et de l’affronter même, pourquoi pas.
Ainsi donc, la critique comme outil, comme levier, comme espace de la préparation : chambre d’appel, lieu qui précède — non qui succède à l’objet d’art. Pratique seconde dans la mesure où c’était aussi une anacrouse, une levée. Et le spectacle : non pas forme devant quoi on se tient, achevée et achevant l’expérience, mais processus qui lance l’écriture, que l’écriture va prolonger, faire trembler, selon la logique de la réplique théâtrale et sismique.
À cette nécessité de la préparation, je mesure bien pourtant les failles et les dangers. Parce que le monde n’attend pas, qu’il déborde sans cesse, qu’il nous prend par surprise : c’est sa nature. La critique, dans l’isolement où sans doute je la tenais trop, s’armait dans la solitude du monde : et cette solitude, je ne voyais pas que c’était le monde lui-même qui l’avait aménagé pour organiser la séparation de la pensée et de l’action : qu’ainsi pouvait peser sur la solitude la menace de la complicité.
L’action propre de l’homme devient pour l’homme une puissance étrangère, opposée, qui l’asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise […] Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou « critique critique », et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique [4]]. »
Nous étions critiques matin midi et soir, et c’est le monde organisé selon sa loi qui chassait la bête traquée que nous étions.
Et puis.
Et puis, d’autres mois d’octobre allaient passer après 2016. Il y eut 2017 puis fatalement octobre 2018. Et alors ?
Après Marx, tu me permettras de citer BFMTV, le 8 février 2019 : « Le ministre de l’Intérieur a lancé ce matin à l’issue du conseil des ministres : “‘Ça devient un rituel. Mais nos forces seront mobilisées”’ ». Il a donc lancé cette phrase et les forces de l’ordre sur les manifestations qui chaque samedi prenaient la rue. Un rituel ? C’est dans la bouche du pouvoir le mot qui permet de disqualifier d’avance un mouvement, sa stérilité entêtante, sa circularité sans efficace, son rendez-vous machinique qui n’a pour elle que l’obsession du même : pour dire combien face à la faiblesse rituelle, la force est du côté des « forces mobilisées ». Rituel, ce mot a su pourtant mobiliser d’autres forces. Et tu me rappelles souvent cette phrase de Brecht, celle que Grotowski répétait aussi : que le théâtre naissait de la mort du rituel, au lieu même où le rituel périssait. « C’est vrai, l’origine du théâtre c’est le rituel ; mais le théâtre commence là où le rituel n’existe plus [5] ».
Bien sûr, ce mot de théâtre aussi peut être lénifiant dans la bouche dévorante du pouvoir, ce théâtre d’ombres. Dire que la rue n’est qu’un théâtre où chacun joue son rôle, c’est nier la possibilité qu’un mouvement puisse se traduire dans les actes. Alors, comment faire de la métaphore théâtrale et rituelle le contraire du repli vers sa réduction ou son explication, mais bien plutôt la montée en puissance (au sens mathématique) : comment le théâtre pourrait être ce lieu et cette formule, ce moment de la saisie du mouvement de l’époque, d’être saisi par ce mouvement.
Oui, tu as raison, il faudrait pouvoir échapper aux pièges séduisants de la métaphore : un mouvement social n’est pas un théâtre, et le théâtre ne mobilise pas les forces d’un mouvement social. Mais comment ouvrir le théâtre hors de sa forme close et saisir du mouvement du monde l’inouï surgissement des formes neuves qui pourrait le renverser ?
De samedi en samedi, ces rituels sont devenus des actes. Et l’Acte 1 a été suivi d’un Acte 2, jusqu’à l’Acte 65 et se poursuit encore sporadiquement en autant de « performances invisibles [6] ». Sur les ronds-points on s’est rencontré : et si c’est un art, c’est aussi une pratique. Pendant ce temps, les chiffres tombent : le pouvoir compte les corps dans la rue avec dédain ; sur la fiche Wikipédia, à la page « mouvement des gilets jaunes », il y a un sous-chapitre intitulé : « conséquence : bilan humain. ». Toi, habitué au langage dramatique de ce temps, tu entends : dépôt de bilan. Le soir où une femme a reçu une grenade lacrymogène MP7 lancée par les forces de l’ordre alors qu’elle fermait les volets de son appartement, situé au 4e étage donnant sur la Canebière, tu étais aussi au 4e étage, à cinq cent mètres : et à ce moment-là, tu ouvrais ta fenêtre.
Tu te souviens qu’autrefois c’est la critique dramatique qui utilisait ce mot d’Acte et qu’il servait pour qualifier le découpage d’un mouvement — non pas social, mais dramaturgique —, mouvement qui opérait comme un processus de dévoilement, ou de ravage. De ravage par le dévoilement. Que l’Acte tragique tirait sa ressource de la débâcle pour s’accomplir de la vengeance aussi, de la lutte entre déterminismes paralysants et invention mobilisatrice de subjectivation neuve — et le relevé des cadavres à la fin du dernier acte n’efface ni le processus ni le fait que des actes ont été effectivement posés ; ou déposés : comme on dépose un roi et son gouvernement.
Tu ouvres la radio et toi aussi tu entends ce qu’on dit. On dit : « la grogne des manifestants. » De nouveau pour disqualifier. On se demande : « mais que veulent-ils ? On n’entend pas. Ils grognent. »
La grogne.
Il se dit du cri du cochon
Fig. et familièrement. Murmurer, témoigner son mécontentement par un bruit sourd.
V. q. Populairement. Gronder quelqu’un [7].
Peut-être faudrait-il entendre la grogne. L’inouï grognement. Le grondement des opprimés sur les puissants. Le bruit sourd que personne n’entend : qui sourd sous la roche. Quand on n’entend pas, on dit que le bruit est sourd : une définition possible de l’inouï. Bien sûr, le fait que cet inouï grognement soit l’acte politique majeur de ces mois scandalise la chronique des chroniqueurs raisonnables et affolés à la recherche de la pacification de l’ordre social. C’est bien la moindre des choses.
Certes oui, le grognement n’est pas émancipateur par nature. Mais le grognement, n’est-il pas aussi le signe d’un dégagement du discours déjà tout entier constitué par l’institution politique du pouvoir, et en cela la condition même d’une sortie possible de son aliénation, de son assujettissement fatal ? Tu me diras, il y a d’autres pièges. Considérer le monde comme un théâtre, c’est revenir au théâtre et tu sais bien qu’on se rend dans les théâtres seulement pour en sortir, après, et que le geste critique commence déjà avec la cigarette qu’on allume à la sortie, pour souffler, respirer de nouveau. En parler, confronter nos désaccords. Au contraire, replier le monde comme un origami sur l’esthétique, c’est supposer que la grogne appelle une forme. Et toi, tu ne regardes pas le monde comme une simple ressource livrée sur un plateau pour l’écriture documentaire. La vie, comme pourvoyeuse de documents : quelle idée fade.
Alors, lutter à parts égales contre la ritualisation religieuse des formes de lutte [8] et contre sa théâtralité — contre l’esthétisation du monde, et contre la projection sociologisante de l’art : c’est un chemin de crête, et vers où va-t-il ?
Le soir, aux heures de fermeture des lieux de commerce homologués, tu reprends le chemin du théâtre. Et tu y vas dans le seul désir d’entendre la grogne. Entendre grogner le grognement, et en lui les forces qu’il y avait dans le grognement. Non pas les forces de l’ordre : mais les autres. Tu comprends dès lors ce détour vers le mouvement social, et qu’il n’est pas un détour : qu’il est ce mouvement même par lequel nous lie ce qu’on entend par la critique et l’écriture : son rapport au monde. D’abord dire qu’il est un rapport au monde.
Écrire est-il un geste intransitif ? Écrire une critique est-ce un pléonasme ? On écrit dans ces questions. Et ce qu’on écrit depuis, ou à partir est cela : qu’on s’adosse à une expérience du monde par laquelle nous rend sensibles en retour sa violence, nous poussant à lui faire violence.
L’œuvre n’est qu’un prétexte pour mieux voir le monde : l’entendre. C’est pourquoi tu cherches les formes inouïes : parce qu’il nous faut des antidotes au bien entendu des chroniqueurs. Et je comprends mieux dès lors ce que tu disais, que le théâtre plus essentiel tient à celui qui est le plus désarmant. Non pas qu’il nous désarme — mais nous oblige à poser les armes de l’entendu, du bien entendu, pour forger lui-même et à notre mesure celles qui s’ajusterait le plus terriblement à ce que nous avons en face de nous.
Et contre la voix claire qui se superpose à ce qu’est le monde, il y aurait un théâtre qui grogne. Et que le critique n’aurait pas à traduire le grognement — jouer le surplomb : ventriloquer l’Histoire. Non, plutôt à puiser dans le grognement les forces, à se recharger. Traverser les larmes inouïes, ce serait empoigner la grogne.
Mais si donc le grognement n’est pas émancipateur par nature, il faudrait aussi tenter de le déplier, c’est-à-dire tâcher de l’éprouver intérieurement pour en faire l’expérience afin de l’éprouver dans l’écriture, son partage — la possibilité qu’elle soit de nouveau l’espace d’une expérience dans sa lecture. L’objet de la critique n’est pas l’œuvre : l’œuvre, ce serait plutôt littéralement le pré-texte de la critique. C’est pourquoi comprendre l’œuvre t’indiffère : la comprendre serait l’achever — épuiser — un contenu de sens qui serait en elle. Il s’agirait plutôt d’en prolonger les forces. De la jouer de nouveau dans l’écriture : de la pulvériser comme un parfum.
Et pour cela, les œuvres incompréhensibles t’intéressent au plus haut. Intéresse : à la lettre, celles qui se placent entre nous et le monde. Qui nous permettent de le rejoindre. Il n’y aurait de théâtre nécessaire que ces objets qui mettent en défi la saisie et qui nous obligent à renoncer à l’entendre. Mais qui agissent.
Écrire une critique insensée, c’est écrire quoi ? Peut-être le fait même de ne pas comprendre, et c’est pourquoi, oui, tu cherches désespérément des œuvres incompréhensibles — non pour le désarroi (qui validerait la perplexité, empêcherait l’action, serait complice par mésintelligence de cette dessaisie du monde), mais, au contraire, serait capable de nous faire éprouver une intelligence neuve du temps, de nous faire éprouver la colère et de traverser les larmes. L’un d’entre nous avait écrit : « Comment écrire alors après le ravage ? Où trouver encore la force pour agir, pour faire quoi que ce soit, pour produire quelque chose avec l’épuisement qui est la suite de cette traversée, de cet anéantissement [9] ? »
L’inouï, ce n’est donc pas l’écueil d’un théâtre, mais la condition politique de l’écriture critique par quoi nous ressaisir de nous-mêmes pour mieux envisager le monde et agir en lui, à notre endroit et notre mesure.
Tu connais le vers de Musset qu’on entend parfois comme un mot de passe parmi les critiques : « Dans l’éternel bon sens lequel est né français [10] », et tu possèdes contre elle la réponse de Rimbaud : « Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, — que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! Ô les nuits ! Ô Rolla, Ô Namouna, Ô la Coupe ! Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré [11]. » L’impossible de Rimbaud — le titre de l’avant-dernier chapitre d’Une saison en enfer — est le préalable par lequel tout monde redevient de nouveau envisageable, à construire. « Nommer le possible, répondre à l’impossible [12] » : Et tu ajouterais donc « répondre de l’impossible » : s’en porter garant.
Depuis l’inouï des œuvres qui seules importent pour nous armer, pénétrer la grogne qui nous libère du langage normé : s’affranchir de la rationalité, ne pas faire la leçon à celui qui lirait, mais proposer une expérience de lecture face à quoi le lecteur serait aussi responsable de l’impossible à saisir pour rendre possible (envisageable au moins) un monde autre. Tu ne cherches pas le recul du regard, plutôt l’enfoncement dans la matière de l’expérience. Que le théâtre propose un théâtre qui n’existe pas encore, c’est pour toi le critère : que le critique écrive une expérience qui n’existe pas encore : c’est le désir.
Tu sais pourtant que l’œuvre inouïe est chose rare — tu l’exiges telle, et pourtant : bien sûr, face à toi, l’œuvre est le plus souvent entendue, bien entendu. C’est pourquoi la plupart de tes critiques sont des lettres pleines de dépit, de découragement. « Je parle dans la colère », écrivait D’Aubigné : et toi aussi, souvent. Mais tu retournes au théâtre, malgré le dépit, la colère : ou avec elle, parce qu’elle devient le critérium de ta vérité. Tu te répètes, en te rendant dans les salles, et souvent en sortant aussi : « Ça ne pourra pas toujours ne pas arriver » — après les spectacles si peu inouïs (la plupart) : « Ça ne pourra pas toujours ne pas arriver [13] » : tu te souviens que la phrase de Gaston Miron portait sur l’espérance mélancolique des révolutions émancipatrices : « ça ne pourra pas toujours ne pas arriver. », c’est ton talisman contre le dépit complaisant et douillet.
« On a bien entendu le texte » — critique traditionnelle de certains critiques qui considèrent le théâtre comme une sous-branche de la littérature. Mais quand l’œuvre est inouïe, cette critique est désarmée. C’est pourtant ces formes que tu réclames, désespérément. Non par provocation, mais pour la provocation : celle qui précède la lutte. Parce que la rencontre a lieu aussi dans le contraire de la fusion, plutôt dans ce qui s’échappe, et donc se désire dans le noir, se cherche, s’invente : spectacle inouï qui sans cesse refuse l’assignation identitaire, puissance sans origine, mais traversée par des devenirs qui s’échappent : s’évanouissent, ne se laissent pas bien entendre. Ces devenirs : tu voudrais qu’ils se jouent aussi dans l’écriture critique. Oui, il n’y a pas d’expérience de l’œuvre sans son écriture : ce n’est pas un argument théorique, c’est une décision amoureuse.
Alors, c’est à mal entendre le texte que tu travailles, comme spectateur et dans l’écriture ensuite. Écrire ne sera pas fixer le sens, plutôt rejouer le tremblement ; répéter (mais comme une répétition générale, pas comme une redite) répéter dans ton corps l’expérience des renversements.
Prendre d’assaut le malentendu de l’œuvre pour qu’en retour du silence une langue naisse qui donnerait naissance dans le malentendu d’écrire au malentendu de lire. Et de glissement en glissement, tout un désir, louche pourquoi pas, œuvrant par complot contre l’engendrement du sens par lui-même, mais fabriquant du temps.
La critique dépassée par son objet ? Et si l’œuvre n’était pas un objet, mais ce par quoi une expérience dépassait ce monde donné, le doublait — toi même tu lis sans relâche Antonin Artaud et son double —, doublant le monde, ne le redouble pas : le laisse plutôt sur le bas-côté des choses : la critique dépassée par son objet ? Mais tu sais que la critique n’est pas au-dessus de l’œuvre, et si elle est seconde, peut-être le double de ce théâtre est son double : son membre fantôme ; comme l’écriture critique gratte une piqure d’un membre amputé (l’œuvre), oubliée déjà à peine achevée. On écrit dans l’oubli — on ferait le contraire de le combler. La critique fait fonctionner l’inouï.
Alors l’œuvre n’est pas au-dessus de la critique : elle est face à toi. Un jeu latéral se fait, et devant à l’inouï, et après, et dedans. Celui qui ne va jamais au théâtre et celui qui le fréquente trois fois par semaine entendent la même chose des œuvres inouïes que tu cherches — sans quoi le théâtre, son expérience, n’a pas lieu. Là serait l’expérience politique par laquelle l’égalité devient le processus des émancipations collectives. Que dans la salle, face à l’inouï, nous devenons responsables devant le silence du monde : face à l’inouï, on devient responsable de ce qu’on mal-entend puisque que la seule question qui demeure n’est plus « qu’avez-vous entendu ? », mais « qu’est-ce que vous allez en faire ? » Tu sens bien qu’écrire n’est pas suffisant : que ce sera aussi une planche d’appel, un pied d’appui. Inouï, tu disais avec Pasolini.
Le théâtre facile est objectivement bourgeois ; le théâtre difficile est pour les élites bourgeoises cultivées ; le théâtre très difficile est le seul théâtre démocratique.
Le théâtre que vous attendez, même sous la forme de nouveauté totale, ne pourra jamais être le théâtre que vous attendez. En fait, si vous vous attendez à un nouveau théâtre, vous l’attendez nécessairement dans le cadre d’idées qui sont déjà les vôtres. […]
Or, les nouveautés, même totales, vous le savez suffisamment, ne sont jamais idéales, mais concrètes [14].
Et toujours et enfin Pasolini :
La liberté négative et créatrice de l’auteur est reportée au sens — qu’elle voudrait perdre — par la liberté du spectateur, en tant, je le répète, qu’elle consiste à jouir de la liberté d’autrui : acte en réalité indéfinissable, parce que sacré, mais que l’on pourrait ramener à des termes courants, en observant qu’il objective et reconnaît par sympathie l’inobjectivable et le non reconnaissable [15].
Cet acte indéfinissable, jouissance, grogne : ce serait cela écrire — dans le non-reconnaissable, le refus de rendre compte et de donner des comptes, mais de s’appuyer sur des œuvres impossibles, comme par ailleurs, dans nos vies, on s’appuie sur des rencontres aberrantes qui sont l’autre nom de l’amour ou du désir, qui seuls donnent le prix à cette vie.
Écrire dans la dispersion des genres, tâcher d’entendre ce qu’on ne peut entendre, et faire du sens non la fixité de la signification, mais le tracé des directions — et l’allure, et le cri qu’on pousse en allant qui est aussi inouï (c’est la nature du cri de ralliement). Si ce ne peut-être que la fin du monde, en avançant : avançons, ami Insensé, vers la fin que l’on choisira.