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D’après Untitled de Zoukak
Écritures de la révolte à Beyrouth
lundi 10 décembre 2018
Le mardi 4 décembre 2018 a eu lieu à Beyrouth une journée d’étude sous le thème « Le théâtre libanais, forme et écriture de la révolte », organisée par l’Université Libanaise et Aix-Marseille Université, et qui rassemblait chercheurs et artistes autour des enjeux dramatiques et politiques des théâtralités libanaises.
Je dépose ici mon intervention, sur le spectacle du collectif beyrouthin Zoukak, Untitled [1], et la question de la colère.
« Nous n’avons pas un désir de révolution, nous en avons un besoin » – par cette phrase, le philosophe Daniel Bensaïd rendait sa nécessité à ce double geste de refus et de refondation par quoi la révolution – celle qui vise un changement radical de monde, dans ses structures politiques et anthropologiques – n’était pas ce désir puéril de changement, mais bien ce à quoi finalement le monde, dans sa marche haïssable, nous obligeait.
À cette phrase répondait, comme un écho dissonant, le mot d’Alain Badiou : « la tâche du théâtre est de transformer le besoin de révolution en désir » – et dans le vertige des besoins et des désirs, le théâtre interviendrait dès lors pour gripper et relancer la machine, redevenir cette pratique de transformation – non pas du monde, vieille illusion sur laquelle s’est perdue bien des théâtralités qui croyaient au vertu de l’incantation –, mais transformation manifeste, de la nécessité à la pulsion de faire de cette nécessité une réalité où la vie serait possible.
À cette dialectique politique et esthétique, ce vertige fixé comme un programme si cher à André Breton (« changer la vie a dit Rimbaud, changer le monde a dit Marx, ces deux mots d’ordre ne sont qu’un »), s’ajouterait une autre dialectique, que le programme de cette journée d’étude appelle, ou lance comme une rage de dent. C’est la vieille opposition entre révolte et la révolution (la révolte est précisément le contraire de révolution, selon le mot célèbre de Victor Hugo) opposition qui se pose entre moi et le théâtre aujourd’hui, avec cet appel.
Cette opposition, Georges Bataille s’est fondé sur elle pour tâcher rien de moins que de dresser une nouvelle subjectivité. Celle-ci entre dans un jeu de parallèle et de dissonance avec la subjective révolutionnaire, marxiste : contre le programme, le geste ; contre l’économie, la dépense ; contre le but, l’errance ; contre la ville, les ruines ; contre la poésie, le désordre ; et contre la révolution, la révolte.
En cela, Bataille est bien l’héritier de Blanqui, l’homme des barricades en mouvement, le penseur de l’instruction pour une prise d’armes, pour qui justement, contrairement à ses amis et adversaires révolutionnaires, considéraient la révolte comme salutaire précisément en ce qu’elle ne prévoyait pas les effets qu’elle proposait, en ce qu’elle était sa réalisation dans la pratique, en ce qu’elle était enfin, comme le disait Bataille, l’absence d’avoir un but, et que c’était là son but.
Dès lors, s’agissant du théâtre, n’y aurait-il pas ici comme un chemin de traverse entre ces dialectiques, et une voie possible pour l’insubordination : si le théâtre consiste précisément non pas à valider la marche du monde, mais justement peut-être à faire lever des espaces où la Cité s’interrompt, où elle vient se briser sur lui, où comme les vagues elle vient échouer. Et l’échec de la Cité, ce serait ce mouvement d’un théâtre capable d’être cette parole de l’à-côté et du vis-à-vis, de la mise en regard des choses par quoi on envisage celles-ci et les dévisagent, et se posent en faux : cette porte à faux, cette mise en défaut que le théâtre organise, face au monde, à sa marche, n’est-ce pas un geste justement de révolte ?
Non pas révolutionnaire : car a-t-on déjà vu un théâtre bouleverser en sa séance même les mécanismes du marché et soulever à sa suite les masses pour renverser un gouvernent ? Non pas révolutionnaire, non, car que penserait-on d’un théâtre qui serait un programme, l’espace d’une économie de moyens ; que ferait-on d’un théâtre qui serait un poème, c’est-à-dire un théâtre et seulement un théâtre ?
Plutôt aurions nous besoin de théâtre de la révolte : qui serait pratique et gestes, et invention de gestes ; qui serait absence de plan – qui se lèverait précisément sans programmer son spectateur [théâtre non pas pour un spectateur : mais devant un spectateur] (programmer l’autre, anticiper ses effets, et agir en fonction de ce qu’on attend qu’il fera : n’est-ce pas justement, le programme réactionnaire, fascisant, des gouvernants qui font de la politique un instrument de contrôle des populations ?) : théâtre au contraire qui serait le contraire du programme, plutôt qui ferait le pari d’un spectateur : qui ne le construirait pas mais lui donnerait la possibilité de se construire. Plutôt la délivrance de forces, donc, l’interruption du sens, plutôt la diffusion d’intensité : qui serait non pas révolutionnaire (tâche laissées aux masses, aux foules constituées), mais qui serait tout entier révolte.
Révolte comme un double geste de récusation et de choix : refuser un monde pour en préférer un autre.
On pourrait dessiner une épistémologie de la révolte, voire son anthropologie, et même sa poétique (je tâcherai peut-être d’en proposer une esquisse à travers un exemple pris dans le théâtre libanais), mais s’agissant d’art et de théâtre, et dans le monde qui est le nôtre où le politique est devenu affaire technique et de chiffres, je voudrai justement proposer une contre-lecture politique de la révolte, en se plaçant sur le terrain des affects, dans le prolongement d’une philosophie politique récente qui les réhabilitent, de Sandra Laugier, ou différemment Chantal Mouffe, et surtout Frédéric Lordon (voire La société des affects) et Marielle Macé, dans son dernier ouvrage Sidérer, considérer, Migrants en France, 2017) : et avec ce mot de révolte, l’affect qui vient à la fois le constituer et le relancer, c’est la colère [2].
« La colère fait deux choses, écrit Pierre Pachet, elle modifie le monde autour de celui qui est en colère […], mais elle change aussi celui qui en est le siège, elle le rend à ses propres yeux plus fort, quasi invulnérables ou invincibles. […]. Dans l’évolution, si la colère est venue aux primates que nous sommes, c’est sans doute justement pour nous préparer à certains types de combats. […] La colère est volontiers lyrique : il y a des colères inarticulées, bien sûr, mais la colère […] chez l’homme le plus inculte, cherche un rythme, cherche une régularité. Il me semble que les hommes, ou les femmes bien entendu, spontanément lorsqu’ils parlent d’amour cherchent quelque chose de beau dans l’expression, aussi incultes soient-ils, certainement une des sources du sentiment du beau, mais la colère est aussi donatrice de rythme, donatrice de régularité, dans son emportement même. Evidemment ce sont d’autres formes de beauté. La colère est horrible aussi, mais elle cherche : elle cherche par exemple à marteler, elle chercher à réitérer, elle cherche à se relancer ; elle est une façon de puiser en soi une énergie qui peut être en effet une des sources de l’art oratoire, de l’invention intellectuelle, de la précision, en même temps qu’une source de destruction . »
La colère, c’est l’expression d’un soulèvement à l’égard de ce à quoi l’on tient. C’est pourquoi elle est souvent politique, parce que souvent lié à une valeur – celle qu’on choisit, celle qu’on récuse. On se met en colère, quand quelque chose à quoi on tient est négligé, ou tenu pour peu, par d’autres et saccagé. Ce quelque chose peut être soi-même (il y a des colères narcissiques), mais tout à fait autre chose aussi : un état du monde reconnu par la colère comme semblable, ou frère ; un appel de justice : et dans ce cas, la colère ne dit pas « je », elle dit « nous », elle dit « moi aussi, malgré l’éloignement, je suis proche, j’en suis proche, affectivement, et politiquement ». La colère est l’expression de ceux qui sont intimement blessés par un affront fait à la réalité et aux autres. Et dans cette dialectique entre je et nous , le théâtre se dresse pour se faire la voix non seulement de ceux que le monde a été blessé, mais de la colère. La colère n’est pas à cet égard une émotion ou un tempérament, mais le souci de ceux qui cherchent à se rendre attentif à quelque chose qui a été blessé à l’extérieur.
« Le monde va finir, écrit Baudelaire. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie.[…] Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : « Que m’importe où vont ces consciences ? »
Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère. »
Si justement Baudelaire ne reste pas à contempler son cigare mais écrit, mais montre, c’est parce qu’il veut date sa colère : et même que l’art n’est peut-être pas autre chose que la datation de la colère, cette intervention dans la conjoncture qui signe par une date l’appartenance à un monde en même temps qu’un refus de ce monde, qui blesse et outrage. Je veux dater ma colère.
11 novembre 2018, c’est la date de cette colère-ci. Au Nord de Beyrouth, vers la Karantina, près de River Bridge, le Studio du collectif Zoukak est ce soir-là le siège de cette révolte face à une blessure faite au monde.
« Théâtre d’intervention en situation d’urgence », « approche thérapeutique des drames de l’histoire », « action sociale engagée », Zoukak tâche de se nommer dans de singulières formules qui travaillent le théâtre contre lui (contre une forme constituée) en le frottant au monde, et en tâchant de destituer les formes que prennent le monde sur lui. Au risque aussi de troubler les frontières entre artistes et travailleurs sociaux ?
« Théâtre d’urgence sociale : action sociale engagée. » Et immédiatement, fraie un soupçon, comme le mauvais génie du théâtre révolté : ses impasses et ses illusions. Avec le collectif Zoukak, et à travers cette dernière pièce, Untitled, mis en scène par Omar Abi Azar, j’aimerais envisager quelques uns des pièges et des illusions d’un théâtre social – qui sont les pièges que tendent la révolte elle-même.
Car il y a un piège de la révolte, que soulevait Victor Hugo : la révolte est désordonnée et stérile alors que la révolution produit des mondes ; la révolte détruit, elle est portée par des émeutes, alors que la révolution transforme des masses en un peuple. La révolte n’est que le contentement défoulant des pulsions, alors que la révolution sublime les refoulés comme l’artiste ses pulsions de morts dans l’œuvre.
Si le théâtre, de ce point de vue, se contente d’être seulement révolté, il s’en réjouira peut-être, mais : et alors ?
Piège ainsi d’en rester au stade de la révolte qui (nous) fait du bien, et ne trouble en rien leur ordre haïssable des choses.
Si la révolte était une fin : ce serait à cet égard une impasse. Mais si c’était le moyen, une brèche, une ouverture : une dialectique.
Moins une opposition qu’une dialectique donc, un jeu patient de l’Histoire entre révolte et révolution – entre la colère qu’inspire les mondes vieux et bien présents, et la joie des mondes neufs.
Et dans cette dialectique, l’art, le théâtre y jouerait un rôle : un rôle de réamorce et de transformation : transformation de la peine en colère, et réamorce d’une ouverture : qu’une autre fin du monde serait possible.
Untitled n’est en rien exemplaire d’un théâtre de la révolte ou de la colère, mais il m’a semblé comme une sorte de cas qui interrogeait en lui-même, et avec ses forces, ce que peut un tel théâtre, ce qu’il ne peut pas, ses limites, et combien il faut les éprouver, les tester, parfois franchir ces limites au risque de voir l’illusion pour mieux en retour réamorcer le sursaut.
Un cas, donc, qui s’exposait au risque des illusions et peut-être même au nom des pièges d’un théâtre pauvrement révolté, stérilement emporté dans un beau geste de contestation qui ne gène en rien ceux qu’il conteste, et s’en accommode même plutôt.
Théâtre ? Déjà le mot lui-même un piège. Parce qu’il y a le soupçon de l’art, de l’instrumentalisation esthétique d’un sujet, de son esthétisation qui en fait sa pâture. Théâtre, seulement théâtre, quand Zoukak voudrait faire de l’intervention d’urgence : voudrait témoigner de la colère, de la blessure : théâtre seulement ? Mais théâtre quand même : et dans ce quand même, il n’y aurait pas le repli, plutôt l’humilité d’être à l’endroit d’un travail. Ainsi le titre du spectacle (ce mot de spectacle aussi devra être interrogé) Untitled, qui semble dénoncer l’art, faire un pas de côté : ceci n’est pas un titre, ceci n’est pas de l’art : mais se faisant titre qui en fait office.
Dès le sas du titre, quelque chose affronte le piège de l’art quand il tâche d’affronter ce qu’il excède, et s’y maintient, sans forfanterie, mais avec une certaine grâce : pas de titre, et ce sera le titre.
Untitled n’est un spectacle, c’est un travail (le fruit d’un workshop), d’un atelier : réalisé avec sept anciens détenus politiques en Syrie. Acteurs amateurs, sujets politiques et de société : on voit le piège d’un théâtre qui serait un atelier de réinsertion, une pure visée cathartique pour ces anciens détenus et pour nous, spectateurs, qui allons fuir des violences de l’histoire : où le témoignage donnerait l’illusion de soigner (et d’en finir avec) une histoire en la racontant. Piège parce que le théâtre serait complice d’un ensevelissement : une heure de spectacle, et voilà les drames restitués, suturés, leur émotion accomplis sur nous, la jouissance même d’avoir souffert : et on passerait à autre chose. Et on aurait l’impression d’avoir vécu ce que ces hommes ont vécu : illusion, abjection même que ce théâtre qui serait complice de l’oubli par la jouissance.
L’art comme thérapie sociale ? Scène du post-traumatique ?
Il y a une autre manière de le considérer : en faisant de la scène de ce théâtre, l’enjeu même de ce qui se dit et comment on le dit, en accordant toute sa place à la maladresse, en faisant du théâtre contre lui-même, on pourrait aussi non pas contourner les pièges, mais les affronter et dire ce que le théâtre peut.
Sur le plateau, tous les signes de l’accueil entre les peuples de Méditerranée sont disposés : une simple table, des verres de vin, du pain. Le théâtre comme une sorte de miroir : celui de l’hospitalité du peuple libanais à l’égard des réfugiés syriens. Et d’emblée on voit que le théâtre va jouer autre chose que lui-même : moins une image, que la tentative de mettre en regard une expérience.
L’un après l’autre les acteurs (amateurs) viennent sur le plateau, et lâche dans un sourire : « c’est ici la cour martiale ? »
On y est.
Le théâtre comme lieu du procès, mais renversé : parce que, peu à peu, on comprendra que le procès sera celui du monde, de l’injustice justice, des abjections de l’Histoire. Et par le rire, il s’agira moins de réclamer justice que de mettre en accusation les conditions de détention inhumaines, de témoigner du crime commis sur eux. Vengeance que le théâtre opère : révolte.
Cour martial, où ce qui est jugé, c’est la guerre sur les corps, et retourné, le jugement des bourreaux par le cri des victimes : par le rire des survivants.
D’emblée, on pressent toute l’intelligence d’un travail qui dira surtout les conditions de sa fabrique (autre traduction de Workshop) : intelligence qui sait donner tout le prix aux maladresses aussi, aux fragilités. Et d’abord ces corps, se déplaçant sur un plateau sans toutes les grâces de l’acteur : montrant par là combien tout ce qui fait l’acteur n’est que grâce, enchantement : illusion qui fait écran.
Ici, ces hommes ne possède aucune autre grâce que leur corps de vérité à présenter ; non plus un rôle à représenter. Théâtre documentaire, dans la mesure d’un dépouillement où le seul document – mais le plus accablant, le plus parlant – est leur corps.
On ne porte pas plainte : on porte sa chair.
Depuis la cour martiale à la scène nue, sans rien que cette table, ce qui se lève, c’est le lieu où on est pour le dire. Alors, la parole commence à circuler, et chacun l’un après l’autre — procédé qui sera celui de tout le spectacle — décrira son lieu de détention. Au début du Mariage de Figaro, Figaro mesure la chambre, la scène : nommer les dimensions du monde pour se réapproprier son usage et le premier geste de reprise en main du présent, le geste révolutionnaire, ou révolté contre la tradition, le pouvoir.
Ici, ou plutôt là-bas, la cellule mesurait quelques mètres où s’entasse une dizaine de détenus. Les sept prisonniers décrivent chacun une prison différente : l’un a été incarcéré à Palmyre, l’autre à Saidnaya, un autre encore à Rakka… On entend à chaque fois les nuances pour dire la cellule – deux mètres, trois mètres, un peu plus, un peu moins –, celles qui décrivent les ouvertures minces par où l’air entre ici, ou là. Nuances ? Ou distinction essentielle dans un monde si réduit que tout est considérablement décisif. Dès lors, dans ce souci accordé à décrire le mieux possible ces cellules, se donne à entendre une parole de survie qui travaille à rendre visible le monde qui reste, d’autant plus puissant qu’il est réduit. Épuiser la réalité quand la réalité du monde tient dans quelques mètres : et éprouver par là la liberté qui reste, qui tient peut-être à un pas, quelques centimètres où faire un geste.
Mais on n’est pas en prison : on est au studio Zoukak.
Et au-delà : la description du lieu ne peut que renvoyer au théâtre en général : faire loger dans quelques mètres toute une vie, n’est-ce pas la fonction même de la scène ? Les lieux se renversent : et l’espace réduit du plateau sert à évoquer l’espace de la cellule, mais justement par son envers : la réduction y est, ici, l’espace absolu et potentiellement infini, parce que vide, de tous les espaces possibles, y compris la prison.
Geste révolté qui en passe par la retour hantée du passé : la révolte ne peut avoir lieu que si elle prend en charge la récusation, la convocation de ce qu’on tâche de conjurer.
Quand la description des lieux s’achève, comme pris de vertige, le spectacle revient sur lui-même et les mots pour le dire. Patiemment, on prend soin de nous expliquer leur vocabulaire. Ce que veut dire être de nuit (pour guetter les arrivées intempestives du gardien), ou ces mots qui désignent singulièrement l’ouverture sur les murs, les tortures, les horaires… Si la prison est un autre monde, c’est aussi un autre langage. Ou plutôt : comme autre monde, il possède aussi son langage.
Révolte est ce geste qui réinvente le vocabulaire : qui s’établit comme une contre-langue.
Espace et langue immanents, le réel qui se dresse devant nous comme contre-monde porte tous les stigmates d’une scène. Cette scène nous est donc racontée dans son quotidien banal et sordide : brimades, tortures, organisation de la peur… Mais ces horreurs nous sont racontées aussi depuis les stratégies fomentées pour les contourner, ou au moins ruser avec elles et rendre cette vie vivable, vivante encore. Ainsi des réserves de nourriture qu’on fait en secret pour célébrer l’anniversaire d’un codétenu.
Nouvelle interruption : dans ce déploiement de l’espace, de la langue et désormais de la scène carcérale, le risque est de faire du théâtre une prison, une prison qui répèterait théâtralement la prison, la rejouerait dans son espace clos… Comment s’en sortir ? Comment sortir de la prison qu’est devenu le théâtre, alors qu’on voulait dire qu’on en est sorti ? Soudain, en silence, et pendant de longues minutes, commence la chorégraphie des gestes : s’allonger, dormir serrés les uns contre les autres, boire, se laver, prier, se battre, s’ennuyer, chercher du repos, s’étirer… Gestes mécaniques et devenus naturels, gestes inscrits désormais dans leur corps, gestes qui leur sont propres. Gestes qui relèvent d’une technique des corps.
Si ces hommes ne sont pas acteurs, ils font ici la preuve d’une maîtrise d’une syntaxe corporelle que leur a attribuée, à leur corps défendant, le quotidien en prison. Et quand ils sont libérés de ce quotidien, le corps demeure une mémoire : dès lors, quand cette mémoire est activée en dehors de la prison, il s’agit moins de retourner en prison, que de retourner sur elle les signes qui la désignent, et qui témoignent – plus sûrement que des mots – de leur délivrance. Délivrer des gestes depuis la délivrance des corps, tel est, durant ce silence étal le travail à l’œuvre qui retourne le théâtre sur lui-même.
Car ici, ces hommes jouent leur propre rôle : mais quel rôle ? De prisonnier, ou de détenus sortis de prison ? D’acteurs jouant aux prisonniers qu’ils étaient ? D’hommes qui demeureront pour toujours d’anciens détenus ? Ainsi s’élabore, sans rien d’autre que leur corps, sur le plateau nu d’un théâtre minuscule, le spectaculaire d’une réflexion sur la nature d’un acteur, sa technique, les gestes qu’on demande de faire en absence de tout ce qu’il leur donnait un contenu en prison (on se verse ici de l’eau sans eau, on s’appuie sur des murs invisibles…) Gestes fantômes : fantômes de geste, jouant avec les fantômes comme autant de partenaires invisibles. Gestes qu’ils s’appliquent à exécuter comme un kata, et comme une peine : sur le mince fil qui sépare geste de l’aliénation et libération par les gestes…
On comprend pourquoi, immédiatement après cette longue et belle séquence silencieuse, il faut s’évader : s’évader du théâtre. Alors, on sort de la clôture de la scène, on vient briser la frontalité pour enfin donner à voir ce théâtre comme ce qu’il est : un espace clos. Les acteurs montent dans les gradins, partagent le pain (celui de l’anniversaire…) avec les spectateurs. Est-ce que nous devenons, nous, spectateurs, codétenus de la fable qu’on nous raconte ? Ou est-ce par là que les détenus sortent de l’espace ludique pour devenir des hommes de l’espace (public), qui peuvent manger la même nourriture, partager le même espace (sensible) et le même temps ?
Depuis les gradins, se donne alors le récit de ce qui a été perdu : les plus belles années. Ces prisonniers politiques ont été détenus en Syrie pendant dix ou quinze ans. Ils avaient entre vingt et trente-cinq ans : ce qu’on leur a pris, ce sont ces années-là, que la liberté d’aujourd’hui ne leur rendra jamais. Récit de ce qui manque, que rien ne viendra combler : que le théâtre ne pourra que dire, et fouiller comme une blessure comme pour la raviver.
Mais on ne peut pas raconter : c’est impossible. Que faudrait-il faire : montrer ? C’est l’autre écueil : la tautologie du témoignage qui ne peut témoigner que de ce témoignage…
De retour sur le plateau, l’un des acteurs souligne l’écueil. Raconter ne produit rien d’autre que des mots : la fantasme de s’en libérer quand ils ne cessent pas de se heurter dans la prison des corps et des souvenirs. Colère immense et digne de l’un des hommes, à laquelle ne peuvent répondre que les vains appels au calme de l’autre. Comment garder le calme ? Comme on garde un prisonnier ?
Il faudrait montrer, dit-il. Montrer quoi ? Les traces de tortures ? Les cigarettes écrasées sur le cou ? Mais l’un dit qu’il a eu les intestins broyés et emmêlés : comment le montrer ? Échec du théâtre à montrer ce qui est intérieur, à l’intérieur du corps et dans l’esprit. Immense sentiment de violence : éclats de voix, colère : sur le plateau, c’est contre le théâtre que se porte la colère.
Ici, on ne fait que dire, et rien ne passe dans les mots. Que dire ?
On ne résoudra pas cette impasse : mais en la nommant, on travaillera au moins ce théâtre comme limites, seuils entre l’aliénation et la libération — et non comme illusoire et idyllique espace de la liberté. C’est en montrant ces limites que le théâtre ici pétrit sa propre matière pour se révéler digne de sa tâche.
Et c’est ainsi qu’il se défait du piège de la catharsis, de l’illusion cathartique : et qu’il se confie tout à la tâche du présent, de faire les gestes invisibles, et de dire les mots qui sont impossibles, et de montrer ce qui est immontrable.
Ainsi, on perçoit combien il s’agit moins d’évoquer la trajectoire inatteignable de ces hommes – destins proprement impartageables, littéralement inouïs parce qu’indicibles, invisibles parce qu’impossibles à montrer – que de fabriquer du théâtre par le théâtre, et rendre préhensibles ces impartageables et ces invisibles. Vers la fin du spectacle, l’un de ces hommes justifiera le titre : Untitled, parce qu’il n’y a pas de mot pour cela.
On devine dès lors pourquoi le spectacle avait commencé par revenir sur l’espace et les mots, sur les gestes et les récits : ici, on ne pourra dire que cela, que le théâtre échoue à représenter, mais cet échec de la représentation ouvre une brèche dans l’expérience, celle qui dévisagerait l’horreur, permettrait de ne pas s’en tenir quitte par le désir vain de dresser sa pure image ou sa seule diction.
À la fin du spectacle, on voudrait s’arracher au sordide par la colère qui est aussi une joie. Et comme un passage obligé, il évoquerait nécessairement les bons moments. Le témoignage de nouveau se met en crise et en accusation : théâtre qui ne cesse pas d’interroger ses propres ressorts pour mieux les mettre en accusation, et se produire ainsi. Évidemment, dans cet anti-témoignage où chacun racontera ces joies de la prison, on n’échappe pas à une sorte de happy end à usage cathartique., où le rire servirait d’épurement des comptes, avec le risque limite de confondre humanisme et humanité. Avec l’ultime écueil d’un retour du refoulé socio-culturel, où l’art serait mis au service de l’expression des douleurs pour s’en débarrasser par le sourire.
In extremis, le risque est de nouveau évité — traversé, en fait. Car les meilleurs moments de la prison, c’est toujours la sortie de prison. Manière de dire que la prison ne sera jamais l’espace d’une résolution. Chacun de raconter ainsi les retrouvailles avec la famille. La joie de découvrir les proches vivants encore : et même, quelques années plus tard, la joie d’avoir pu être là à leur mort.
Le finale est le contraire d’une catharsis : aucune purgation qui nettoierait une plaie. Comme dans le poème d’Appolinaire, « Ni temps passé ni les amours reviennent » après les jours perdus, et les nuits d’enfer. Seul demeure le « je demeure » des survivants ; demeure qu’a fabriqué le théâtre dans le temps fragile et provisoire concédé à la vie. Demeure, comme une cellule ouverte, une maison traversée par les cris des sergents, les bruits assourdissants encore des portes grinçantes : demeure comme ce qui reste, que le théâtre aura levé en dépit de lui-même, malgré les pièges de la représentation et de la cérémonie sociale, et même avec ces pièges.
Dater la colère : mouvement qui chercherait à nommer le monde dans ses horreurs pour mieux témoigner non pas d’une expérience passé mais de la dignité d’être un homme au présent. En cela le théâtre doit jouer contre lui même, contre la tentation de faire œuvre close et figurée, œuvre affective : mais plutôt délivrance d’affects à partir de la colère saisie comme réamorce.
Il ne s’agit pas de représenter le monde pour voir au dedans des prisons de Bachar El Assad qui resteront de toute manières invisibles, et inimaginables (comme les entrailles du prisonnier) : mais de penser par la colère. Non pas prétendre qu’un spectacle achève la guerre, rétablisse la paix, fabrique un monde : mais amorce une colère qui saura dans le monde destituer celui-ci, nous restituer un monde qui serait enfin vivable, possible.
Ce n’est pas avec une scène qu’on renverse les gouvernements ni qu’on récupère les plus belles années d’une vie emportées dans les tortures : mais c’est avec une scène peut-être, en amont de toutes choses, que se joue l’espace des affects politiques : la colère comme vengeance aussi, qui sait bien qu’elle ne venge rien que des affects dans les affects.
Rien de plus. Mais rien de moins aussi.
« Que m’importe où vont ces consciences ? » : disait Baudelaire ; théâtre qui dirait : cela m’importe.
Et ces affects permettent de nous réapproprier une part du monde invisible et emprisonnées, que le monde détient – comme un détenu muet – et que le théâtre pourrait libérer, comme une force, un déchaînement de forcer. Nous réappropriai une part du monde donc par la colère, une colère révoltée contre le monde : la part qui permettrait ensuite de transformer le désir en besoin : et la révolte en tout autre chose.