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De si nos sites sont des labyrinthes

« C’est déjà grand savoir que s’orienter dans le dédale de ses ignorances. »

dimanche 19 février 2023


Échos et résonances — à partir d’une vidéo récente de François Bon répondant à la question, quant à lui : « De si mon site est un labyrinthe ? » François pose aussi la question de l’aiguille dans la botte de foin — mais comme on sait qu’il suffit tout simplement de brûler la botte, je propose de vous reporter au texte précédent de cette rubrique.


C’est sur une tombe sibérienne du paléolithique qu’on trouve ces tracés déposés sur de l’ivoire de mammouth : sept lignes courbes qu’entourent quatre doubles spirales. On y a déposé tout autour des dessins d’oiseaux et de serpents, d’ours, de sexes effarants. Ce n’est pas le premier tracé d’un labyrinthe, seulement c’est le premier qu’on a trouvé. Les autres, dessinés sur le sable de la première grotte, on ne les verra qu’en nous quand il faut regarder au fond de soi ces choses qu’on ne comprend pas mais nous appellent, qui vont nous dévorer, dans lesquels se donnerait la forme de nos vies secrètes.

Qu’il faille faire la distinction entre labyrinthe et dédale : le dédale possède pour lui des murs formant couloirs conduisant à des impasses imposant de rebrousser chemin, quand le labyrinthe dénué de murs n’est qu’un tracé tortueux, chemin unique et sinueux allant immanquablement à la sortie. Que l’anglais distingue ainsi dans sa langue, Labyrint versus Maze, tandis que le labyrinthe est pour nous autres aussi un dédale — ce chemin destiné à ralentir ou perdre celui qui viendrait s’y trouver, pour son malheur — importe moins que le fait que le langage est en lui-même un dédale de labyrinthe.

Sur le sol de la cathédrale d’Amiens, de Reims et de bien d’autres mêmes, on a dessiné un labyrinthe : les vendredis sous les arcs en plein-cintres de celle de Chartres, on déplace les bancs servant à l’office, on laisse aller les pas : où que l’on parte et de quelques bords qu’on se situe, on est contraint de parcourir le même tracé laborieux de courbes, éprouvant les mêmes errances sinueuses conduisant fatalement au même centre — le chemin est suffisamment édifiant pour se passer de mots, on est soumis au cheminement comme à la pénitence, et ce pèlerinage intérieur, piétinement perpétuel, est à l’image de ce qu’on croit deviner par-dessus soi sous les voûtes et les statues muettes qui nous toisent.

Si aucun labyrinthe ne ressemble à nul autre, c’est aussi qu’il en existe des races bien distinctes aux perversions singulières. Les Grecs proposaient un pur dédale sans impasse, mais d’une longueur qui épuisait les corps ; on proposa plus tard des labyrinthes qui ressemblent à ces arbres de probabilités dont les branches donnent naissance à d’autres branches jusqu’à ne plus rien voir dans la jungle et à hurler dans le noir au milieu des arbres morts ; et il y a ces labyrinthes qui sont des merveilles atroces où tout point est connecté à d’autres de sorte que n’importe quelle route prise peut être la bonne, sauf qu’à chaque embranchement on pourrait prendre la mauvaise direction, avant le prochain embranchement qui pourrait nous remettre sur la bonne direction : chaque carrefour ainsi jusqu’à la fin des temps.

On comprend assez pourquoi, dès 1538, par un arrêt du Parlement de Paris, on interdit la représentation de labyrinthes : s’il donne l’image d’un tracé de vérité, on ne s’abandonne cependant pas innocemment à l’errance, à la perte. On détruisit tout ceux qu’on pouvait, on en garda d’autres parce que finalement cette errance ne désignait plus qu’un jeu d’enfant. Une légende dit ainsi que le labyrinthe de la cathédrale de Reims fut effacé en raison des chahuts des enfants hurlant sur le dédale au moment des offices.

Qu’en reste-t-il ? Pas seulement un idéal de cheminement intérieur — terreurs de Saint-Jean de la Croix qui dessine un tel dédale depuis la Nuit obscure vers la lumière incertaine, là-bas, peut-être —, non, mais un dessin véritable quand il est un processus, et peut-être la seule façon de bâtir quelque chose infiniment, c’est-à-dire sans plan. Pur devenir de surface et de profondeur, le labyrinthe paraît faute de mieux la seule demeure désirable, puisqu’elle n’est pas une maison, qu’elle n’abrite que le vent et ceux qui passent le temps qu’ils passent, et le désir de faire passer — le temps aussi bien que ceux-là.

Soit donc nos sites comme labyrinthes puisqu’on les construit en les faisant, et que face au plan on oppose le geste, au bâti le devenir, au projet et au programme le pur élan qui texte après texte, page après page, tout à la fois agrandit et défait, prolonge et détourne.

De nouveau, on n’invente rien, on est après, et on sait après qui, ce qu’on prolonge avec nos mains, nos outils, notre présent. Des Labirynthes peuplent les textes de Rabelais [1] — qu’il écrit rigoureusement ainsi — pour désigner Thélème ; c’est la forme même du monde ou des bibliothèques chez Eco [2] ou Borgès ; la forme de ce qui nous peuple chez Robbe-Grillet [3] ou Lewis Carroll [4] — la liste est infinie et inutile.

Il paraît que Tokyo est construit selon ce schéma et je veux bien le croire — ajoutant que toute ville l’est, Beyrouth, Marseille, Ruffec, Montréal, Valparaiso, Babylone — toutes celles que j’ai connues et dans lesquelles d’abord je me suis perdu, c’est-à-dire repéré.

Puis nos sites sont ces lieux dépourvus de centre et de fin — vivant, je ne sais pas si le prochain texte ne sera pas le dernier ; mort, mon dernier texte ne serait toutefois pas l’aboutissement des autres. On y entre dans le plus grand hasard et on y sort si facilement, ou on avance encore, mais de biais, par des lois circulaires ou aberrantes, de pur désir, d’agacement. On n’y trouve jamais rien, et encore moins ce qu’on vient y chercher. Si La machine du monde a, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part... , il est possible que nos sites soient tout au contraire des processus dénués de centre, et pourvus d’infinis circonférences : et comme ils sont aussi ces espaces fermés sans bords ni frontières, alors, on ne sait plus, on erre : mais toutes ces définitions ne sont valables qu’à l’épreuve de leur expérimentation, de leur parcours, de leur pulsions.

Il y a tant d’espaces de mon site qui sont des impasses auxquels je tiens cependant pour cette raison-là : qu’un cadavre ait été déposé ici, qui a rendu impossible le franchissement, et qu’en respect, le mur fermé tienne le pas au-delà  ; qu’il y a des souterrains aussi, des espaces vides, des échelles, des fêlures sur les murs qui parfois ne tiennent plus, oui, et alors ?

Du mot « site » qui dit l’emplacement, dire qu’il dit aussi pour les archéologues le lieu de la fouille ; qu’ainsi il peut désigner cet espace vaste d’un lieu dont on interroge encore la fonction. Site : comme on parle d’un site funéraire, mais par hypothèse. Nos sites sont aussi des sites funéraires par hypothèses. Ils sont de même ces jungles et ces jeux d’enfants à qui on ne demande de ne pas hurler pendant l’Eucharistie. Ils sont ces ruses du diable qui cache un Minotaure ou une jeune fille traitresse armée d’un fil de cheveux à son nom. Ils sont le contraire d’un labyrinthe puisque le labyrinthe est aussi cela : son contraire. Ce lieu habité de tant de trajets qu’il n’est un lieu que par illusion du lieu : qu’il est un mouvement.

La preuve.

Nos sites sont des labyrinthes qui ne conduisent qu’à une sortie : cette pensée que les mots qu’on lit fabrique intérieurement le trouble qu’ils puissent aussi être les nôtres.


[1Gargantua, 1534

[2Le nom de la rose, 1980

[3Dans le labyrinthe, 1950

[4Alice au plus des merveilles, 1865