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tuer le temps
vendredi 23 juin 2006
C’est une histoire de temps. De temps perdu. De temps qui passe – au dessus de Paris. Du temps qui pèse comme un couvercle. Une histoire de temps qui ne passe pas. Et qui dure. Et qui soulève encore les peaux mortes du ciel. Du temps qu’on tue, inlassablement. On tremble. On voudrait que cesse le temps, on voudrait s’asseoir au pied de l’histoire. La voir s’échouer quelque part derrière la ville. Mais voilà.
La lumière faiblit, on ne voit qu’elle. On se retrouve soudain dans le noir, on frôle des corps. On imagine leur désir. On sent leur souffle chaud sur le visage, et on ferme les yeux. Le noir est le même ; la peur ne disparaît pas. Voilà. Voilà le temps qu’il fait, qui passe. C’est ici et maintenant. Je parle d’ici et maintenant.
C’est une époque où les rues sont pleines de corps qui se frôlent en fermant les yeux, qui se cherchent et ne trouvent que les murs, le silence plein des villes. Je ne suis pas exemplaire. Juste une voix qui sait se taire, et entendre celle des autres se taire.
C’est une histoire de silence étouffé. Personne n’a la parole, quelqu’un la prise, et quand il faut parler, c’est d’elle toujours dont on se souvient, dont on voudrait se souvenir. On se tait, et les autres parlent à notre place, dans notre bouche, dans notre gorge ils ont la main enfoncée. Ce n’est pas vraiment douloureux. C’est une douleur de plus. Encore.
Je parle de cela. D’une voix qui ne cesse pas de nous prendre la parole. D’une adresse vide lancée au hasard et aux chiens. On tend les bras, on a les yeux fermés. On touche des bras tendus, et on s’enfuit. On ne pleure pas. D’autres que nous sont résignés, et bavardent sur les malheurs du temps, sur les progrès qu’ils apportent, les perspectives raisonnables de redressement de la courbe, les chiffres s’accumulent, les sourires, les spectacles muets qui empêchent de parler, qui parlent à notre place le langage bredouillé des moi-je. On n’a pas fini.
On cherche encore la voix commune. La voix d’appartenance. On ne la trouve pas. On tend les bras. Le temps de cerveau disponible est de plus en plus aménagé pour le silence, la pensée vidée de pensées et même de silence. Un trou plus grand que la bouche ouverte sur rien. Je passe le temps à le tuer. Et sur son cadavre chaud, je cherche le temps indisponible au reste. Le temps qui permet de résister au temps.
Le temps passé à le tuer ne me détourne pas. Mais vivant encore, voici le seul qui compte – parce que pendant qu’on le tue, quelqu’un est là, à le tuer, encore ; et montrer qu’il ne passe pas si facilement ; et montrer qu’il n’est pas invincible. Qu’à l’issue du combat, les chiens s’écartent, car l’odeur est trop forte pour eux. Les autres s’écartent aussi, et comptent les chiffres, et je suis un chiffre qu’il compte, mais je ne sais pas lequel.
Ils ne me regardent pas. Ils savent que j’existe pourtant ; je suis un chiffre posé entre deux autres chiffres qui attestent de mon appartenance. A une catégorie, une tranche, un échantillon représentatif de moi, d’autres que moi, d’autres semblables à moi et porteurs d’un chiffre semblable, muet. L’appartenance est ailleurs. Je ne sais pas. Ici.
Dans l’effacement opéré de ma voix contre celle des autres, dans la reconnaissance qu’elle voudrait imposer malgré la parole prise et lancée si loin que c’est impossible de la retrouver. Elle est perdue. Le temps perdu à le chercher est insensé. Mais tant qu’on le cherche, on ne se perd pas à compter les chiffres qui aménagent l’histoire en ordre, dans l’ordre. Voilà le temps, ici. Ce qu’il reste à faire.
Ce n’est pas de participer – de continuer ce qui se déroule souplement sans à-coup et d’accepter le silence qui parle à notre place. Ce n’est pas de faire des phrases seulement où calmement on refusera. Ce n’est pas de refuser calmement. Mais s’en tenir à cette activité lente, frénétique, urgente, de tuer le temps partout où il se présentera vulnérable ; inventer notre appartenance ; parler une langue qui puisse dire les nouvelles violences qu’on lui fait, et qui s’imposent ici ; maintenant.
Je ne suis qu’une voix dans le noir. Mais je ne parle pas du noir, ou de la voix qui s’en échappe. Je parle de ce que nous cherchons dans le noir. C’est davantage qu’une langue – un temps nouveau à tuer, pour rester vivant. Et les histoires qu’ils racontent ne parleront de rien.
Elles bégaieront les silences. Et s’oublieront vite. Nous ne sommes pas résignés. L’histoire, ce n’est pas ce que l’on raconte ni ce qui rappelle les champs de ruines. C’est la lutte sourde à tuer le temps où qu’il se trouve pour ne pas qu’il passe. C’est boire jusqu’à la dernière goutte de son sang, pour rester en vie, encore. Le temps perdu ne se rattrape pas. Mais le temps passé à le perdre, voilà l’histoire. En voilà le terme. Il ne fait que commencer.