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Journée d’étude | Le malentendu critique

Marseille, le 7 décembre 2022

mercredi 7 décembre 2022


Ce jour placé sous le regard du malentendu.

Poursuivant un travail de recherche sur la question critique, après deux colloques – et avant un troisième à l’automne prochain, cette journée d’étude que j’organise avec Yannick Butel à Aix-Marseille Université sera donc, « performative », puisqu’il s’agirait de jouer le malentendu jusque dans nos prises de parole – suite de dialogues presque improvisés entre chercheurs.

Avec Christophe Bident, Yannick Butel, Anyssa Kapelusz, Chloé Larmet, Yassaman Khajehi, Jérémie Majorel, Olivier Neveux.

Une courte présentation des enjeux…


Ces dernières années, tout un régime de vérité semble s’être effrité. Au paradigme du factuel s’est presque brutalement substitué celui du fait alternatif, pour lequel, une opinion valant toute autre, c’est la réalité en tant que telle qui s’est trouvée affectée d’un coefficient de subjectivité qui a pu ébranler le champ politique : temps du soupçon, théorie du complot, mondes virtuels et méta-univers, logiques de tribunes que (sur) joue la scène médiatique des réseaux sociaux où l’opinion est maîtresse…

Ce qui est déstabilisé, c’est le surcroit de vérité accordé à la réalité, puisque surgissent des mondes et des discours qui, pour n’être pas réels, n’en sont pas moins perçus pour vrais au nom du crédit accordé à tel ou tel locuteur — quand d’autres mondes et discours, pour n’être pas vrais, n’en sont pas moins réels tant ils configurent nos mondes et nos discours. Pour le pire — quand il s’agit de remplacer les faits par leurs croyances, et justifier des actions et des politiques sur elles — comme pour le meilleur — lorsque les mondes s’ouvrent à des possibles proprement inimaginables qui tendent à renouveler les imaginaires et postuler des alternatives aux logiques étouffantes du réel —, de nouveaux espaces ont fait effraction dans le monde : ces « hétérotopies », pour le dire avec Michel Foucault, rendent fragiles voire peu pertinentes les anciennes catégories du vrai et du réel, d’autant plus que ces espaces se lèvent non pas à côté de notre monde, mais comme au-dedans de lui et qu’ils sont même une part de notre monde. L’imaginaire n’est plus ce qui tend à devenir réel, comme l’appelait de ses vœux André Breton, mais une des composantes majeures du réel.

Il était inévitable que le champ de l’art ait été affecté par cet ébranlement. Au juste, il ne s’agit pas pour l’art d’une rupture, et il y a bien longtemps que les enjeux du crédible et du vrai, de l’illusion et de la fausse vraisemblance, de la fiction vraie et du mentir sont non seulement les questions de l’art, mais sa matière même. Et précisément, ce qui semble avoir eu lieu, ces dernières années, c’est bien un certain nouage singulier et nouveau du politique et de l’esthétique au lieu même de son intelligibilité incertaine, voire inquiète. Le monde relèverait ainsi du régime de jugement équivoque qu’on croyait ressortir seulement à l’art. C’est cela qui a pu autoriser le compositeur allemand d’avant-garde Karlheinz Stockhausen (1928-2007) à qualifier les attentats terroristes sur le World Trade Center le 11 septembre 2001, de « plus grande œuvre d’art pour le cosmos tout entier ».

Qu’est-ce à dire ? Que le monde est devenu un objet d’art ? Ou qu’il est susceptible désormais d’être perçu au même titre qu’une œuvre et que, face à lui, nous n’étions que spectateurs assemblés devant les écrans afin de le juger sensiblement, d’en apprécier les contours et les laideurs, d’en jouir ou de le haïr. Si le politique a été percuté par le régime esthétique, les paradigmes de jugements esthétiques se sont ainsi également heurtés à ces configurations politiques — et c’est bien cette montée en radicalité de ces phénomènes qui nous invitent à réinterroger les enjeux de la critique à cette aune.

De fait, réfléchir avec les armes théoriques de l’esthétique sur les jugements propres aux œuvres d’art contemporaines permettrait de penser autrement ce qui entre en jeu dans nos rapports au monde. Et c’est à ce titre qu’il s’agirait de dépasser ces clivages stériles entre vrai et faux, réalité (actualité) et virtualité, illusion et croyance pour mieux approcher les ressorts, tenants et aboutissants de l’expérience esthétique.

Considérant l’art en ce sens à la confluence d’une relation, voire comme la mise en disponibilité des formes de relations entre objet artistique et regard spectateur, c’est ainsi à travers l’expérience de la critique (le regard critique et ses modes de discours, ses postures énonciatives, ses implicites et ses visées) que seront questionnés ces enjeux. Et ils le seront via la notion de malentendu, qui pourrait bien nommer l’épaisseur complexe de cette relation.

Par malentendu, nous ne signifions pas pauvrement ce qui mal s’entend, mais ce qui s’entend autrement, ou ce qui s’entend différemment, ce qui échappe nécessairement à la volonté d’un émetteur autant qu’à celle du récepteur. De fait, le régime de l’art pourrait bien « organiser » une telle échappée, ou circulation, tracer des lignes de fuite, où il s’agit moins de fuir que de « faire fuir un système comme on crève un tuyau », le notait Gilles Deleuze, dans la mesure où tracer une ligne de fuite, c’est lézarder « le mur des significations dominantes » sur lequel « nous sommes toujours épinglés ». Si « la ligne de fuite est créatrice de […] devenirs », on comprend dès lors combien le malentendu pourrait bien être la force matricielle de la création contemporaine et une grande part des conditions de sa réception. Et c’est aussi en ce sens qu’il faudrait (mal) entendre l’enjeu politique, puisque le malentendu résonnerait avec la « mésentente », cet art du litige qui compose (avec) la politique selon Jacques Rancière, pour qui « L’égalité, qui est la condition non politique de la politique, ne fait effet que par le jeu de cette partie litigieuse qui institue la communauté politique comme communauté du litige. À partir de ce mécompte premier s’institue une logique de la mésentente, également éloignée de la discussion consensuelle et du tort absolu. »

Ainsi ce qui vient défaire le régime de vérité sous l’angle généralisé du malentendu peut aussi nous permettre, avec les outils critiques de l’esthétique, de repenser l’espace de l’art et celui de ses relations. Si le malentendu est un espace, un certain type d’espace — une espèce d’espace —, c’est parce qu’il est ce champ de force rendant possible le libre jeu des conflictualités, condition politique permettant de briser les forces de la domination du consensus.

Il existerait donc des espèces de malentendus qui formeraient comme des espaces propres à renouveler des imaginaires politiques et ses puissances à l’œuvre, et par le dialogue avec l’objet d’art, des politiques (in)imaginables.