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Que ma joie demeure | « Mais le désir est le désir »

jeudi 14 mars 2013


Lecture linéaire d’un livre de grand chemin
(« pour que demeure la joie au-delà de la joie toujours »)


Il tournait le dos à la forêt.

Et puis la vie, la vie et la vie. Pas malheureux, pas heureux, la vie. Des fois il se disait… Mais tout de suite, au même moment, il voyait le plateau, et le ciel couché sur tout et loi, là-bas loin à travers les arbres, la respiration bleue des vallées profondes, et loin autour il imaginait le monde rouant comme un paon, avec ses mers, ses rivières, ses fleuves et ses montagnes. Et alors, il s’arrêtait dans sa pensée consolante qui était de se dire : santé, calme, « la Jourdanne », rien ne fait mal ni à droite ni à gauche pas de désir. Il s’arrêtait, car il ne pouvait plus se dire : pas de désir. Et le désir est un feu ; et santé calme ; et tout brûlait dans ce feu, et il ne restait plus que ce feu. Les hommes, au fond, ça n’a pas été fait pour s’engraisser à l’auge, mais ça a été fait pour maigrir dans les chemins, traverser des arbres et des arbres, sans jamais revoir les mêmes ; s’en aller dans sa curiosité, connaître.

C’est ça connaître.

Et des fois, il se regardait devant la glace. Il se voyait avec sa barbe rousse, son front taché de son, ses cheveux presque blancs, son gros nez épais et il se disait : « à ton âge ! »

Mais le désir est le désir.

Il était arrivé au bout du champ. Le cheval tourna tout seul et recommença à marcher vers la forêt. Ils étaient tous les deux à leur réflexion.

Alors voilà : ça va durer, puis la vieillesse, et puis la mort.


Il tournait le dos à la forêt.

On est encore au début, au tout début du livre— je suis bien plus loin, mais ce passage je l’ai cherché ce soir, et je le voulais l’écrire pour moi, en reproduire le geste avec mes doigts pour comprendre quelque chose, non pas du rythme, mais dans le rythme : cette sorte de marche en forêt avec le cheval, ses secousses, ses accélérations dans la pensée avec le pas de la bête, et quand la lumière traverse les feuilles en haut, combien cela modifie les ombres qui se cachent plus bas et toute cette liberté offerte du temps quand il n’y a qu’à penser au temps, le temps que durerait une marche dans la forêt ouverte en deux comme un fruit, et boire longtemps, c’est le passage, je viens de le retrouver, je l’écris et c’est moi qui l’invente.

Le monde rouant comme un paon

Tout autour le monde continue ; il paraît que sa folle roue a apporté de la neige dans les villes si près du printemps (j’ai appris aussi que l’équinoxe tomberait cette année le 20 mars, et non le 21 — qu’on garde le 21 par habitude, c’est tout) ; il y a ce jour les changements à châtelet (mais tout est perturbé, évidemment, le vent est seul maître des changements à châtelet), et les bus qui vont ou qui aujourd’hui s’arrêtent, que c’est un jour beau pour faire de la luge dans les parcs, ou des puzzles de Brueghel, ou tout ce qui dans nos villes donnent l’impression qu’on bâtit la ville puisqu’on l’habite ; et il y a, là, c’est là où on se trouve, si loin. On regarde avec les yeux, et ses yeux sont la seule chose qu’on ne peut voir avec nos yeux — sauf le miroir. Si ce livre est un miroir, je regarde la ville dans toute ces images de la terre, ses couchés comme d’un corps contre le mien et sa fatigue enroulé de cheveux, et je sais que si j’appartiens à cette ville, c’est dans la mesure où j’appartiens davantage à ce corps, et même là je sais aussi que c’est comme une brûlure, la ville, comme une langue maternelle qu’il faudra bien un jour désapprendre pour habiter les autres continents, apprendre combien la langue maternelle est une racine qui n’existe que dans les branches qui déchirent les nuages et font la neige.

Rien ne fait mal ni à droite ni à gauche pas de désir.

C’est l’illusion, elle est terrible ; qu’avec le temps trouvé d’un temps offert comme un repos il n’y aurait plus rien en soi que soi, mais non ; la vie, la vie (ses répétitions comme les pas du cheval enfonçant lentement le même pas sur une terre semblable mais plus loin à chaque fois), la vie continuerait et brûlerait. J’ai longtemps cru que le désir est affaire de jonction impossible et de désœuvrement (mes lectures au sortir de l’adolescence me le disaient toutes), et comment rejoindre, la grande question qui ne devait trouver aucune réponse jamais, car la jonction était la mort du désir, aussi. Mais évidemment, non : évidemment il y a du désir dans l’évidence, et qu’habiter le présent est une manière de le nourrir encore ; que la terre se féconde chaque jour, elle, qu’en jachère elle n’est que dans la force de se reprendre pour ensuite féconder davantage — que le désir n’est pas affaire de malheur ; que rien ne peut faire mal, mais que tout peut se dévorer, intérieurement : que l’apaisement est sur terre comme de l’eau qui fraie et grandit, et les ruisseaux savent bien qu’il faut descendre, que c’est de la montagne qu’elles tombent jusque dans la mer où ils se confondent comme des corps, mêlés de leurs membres.

C’est ça connaître.

C’est regarder les arbres et reconnaître en chacun comme ils sont uniques ; c’est regarder les immeubles et voir combien il sont les mêmes — et les hommes dedans, qui marchent, ne pas les voir assez maigres des chemins, et dans les rues, ne rien connaître, juste savoir — et ce n’est rien, savoir, c’est être seulement dans l’ignorance de tout ce qu’on ne sait pas ; connaître, c’est évidemment naître à une ignorance qui féconde ; ignorance à soi qui nourrit encore le désir de traverser les villes, oui ces villes qui cessent toujours aux premiers arbres.

Il était arrivé au bout du champ.

Il y aurait peut-être un chêne, là ; l’homme ne connaît pas son nom sans doute — au bout, il n’y aurait que la pensée de la mort, évidemment ; mais il n’y a pas de bout du monde, on le sait bien, on le sait qu’elle pourrait être ronde, on nous l’a appris enfant, avec le nom du chêne, le chêne ne fait que dire que ce champ est fini mais seulement depuis la direction qu’on a prise pour venir à lui. Si on le dépassait, pour l’atteindre, il faudrait traverser combien de ville et d’arbres et d’arbres pour revenir à lui, vérifier que la terre était bien ronde, comme en gésine, sur le bord de soi ; et qu’on était soi-même non pas le désœuvrement qui cherche à rejoindre, mais la jonction même des bords — quand on reviendra, le chêne sera peut-être si haut qu’on ne le verra plus, il faudra continuer.