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Plus de vivants que de morts | une carte

lundi 4 novembre 2013

C’est au hasard qu’on tombe sur ce genre de site, évidemment, et qu’on y reste comme fasciné — que cela remue tant, qu’on le laisse dans le vertige et en soi ce qui demeure : le compte des vivants et des morts : le miracle dans le déluge, c’est que soi-même on est passé de l’autre côté de ces quelques secondes.

Un américain, mathématicien, savant, a réalisé l’an dernier une carte des États-Unis en modélisant une simulation des naissances et des morts, simple établissement statistique, j’imagine que ce n’est pas le plus dur : suffit de calculer le nombre total de naissances et de morts par an, et de le ramener à son quota par jour, heure, minute, seconde, et on fait jouer un algorithme aléatoire pour faire défiler les chiffres sur une carte. C’est là que le vertige prend naissance, évidemment : sur la carte.

La carte, toujours cet objet de terreur et de rêve (les pages les plus belles de Julien Gracq sont celles qui gravitent autour des cartes, les projets pour l’espace et le temps, et par-dessus elle comme un enchantement simple, une image puissante de l’écriture et de la vie à son lieu d’articulation). Ici, la carte fait danser les morts et les vivants, sans ordre et sans logique, un compte magnifique et atroce des corps tombés, des corps levés dans toutes ces secondes qui passent.

On rêve – les centenaires et les puissants, tous là qui tombent comme les plus jeunes, les naissances miraculeuses qu’on n’attendait plus, celles qui ne prédisaient qu’un mort et qui donnent vie (la douceur de l’expression : donner vie ; celle qui dit : voir le jour – aucune qui puisse dire le contraire).

Parce qu’on ne sait pas très bien au juste ce qui est le plus violent, on reste devant la carte : que tout cela soit faux, ou que cela est aussi vrai, ou pourrait l’être (autre rêve : dans la froideur du calcul généré automatiquement, risque (combien de chances sur 7 milliards ?) que cela tombe juste : que le type qui meurt à Calcuta sur la carte hypothétique réponde à la mort d’un homme, à Calcuta, et autour son fils orphelin pour toujours.) – on peut rester longtemps, on demeure dans le vertige.

Une carte, comme la modernité la plus froide et capitaliste produit nos vanités, oh.

Cette pensée en regardant les chiffres : il y a toujours plus de naissances que de morts. Cette autre : le deuil est sans mesure. Cette dernière : tant de cris, de poussière, de sang lavé avec du sang. Oui, tant de cris pourtant qui relèvent tous les cris.

Les vers de Baudelaire, qui pourraient être écrits en légende si la carte était vraiment réelle et vraie, viennent sans qu’on les appelle, ils se logent là où terreur et la beauté ravagent doucement :

Le cœur plein de songes funèbres,
Je vais me coucher sur le dos
Et me rouler dans vos rideaux,
Ô rafraîchissantes ténèbres ! »

Il n’y a pas le nom de ceux qui tombent, ni de ceux qui naissent – pas prévus par le statisticien ? Il ne resterait plus que cela, alors, à nous autres vivants de ce côté-ci des chiffres : dans le flux néo-libéral, la géographie qui prédit le nombre en temps réel (il y aurait un temps imaginaire, et un temps symbolique, évidemment), ne resterait plus que cette vieille tâche de nommer, nommer ceux qui tombent et ceux qui naissent. L’algorithme qui écrira notre nom sur la carte n’a pas encore vu le jour.

Il reste des vers de Baudelaire, et le rêve qu’on fait longuement le soir, quand on regarde les chiffres, et qu’on se dit, quand on referme l’ordinateur : j’ai passé.

Puis, on se souvient d’autres vers de Baudelaire, mort et vif, le poète qui disait réellement d’outre tombe :

J’étais comme l’enfant avide du spectacle,
Haïssant le rideau comme on hait un obstacle…
Enfin la vérité froide se révéla :

J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. — Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore.


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