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le temps propre (anachronisme parfait de Saint-Just)

jeudi 7 novembre 2013


Que le temps n’existe pas – c’est ce que j’apprends ce soir en écoutant le type, attendant l’explication qu’il repoussera sans cesse, disant qu’il n’a pas le temps, que c’est trop compliqué [1] : alors je reste là, dans ce début de la nuit déjà bien épuisée, et avec elle tout aussi épuisé, attendant que le temps qui n’existe pas m’emporte, comme un croyant sur les ruines d’un temple qui prierait le cadavre d’un dieu qu’il avait bâti de toutes pièces, et que les ennemis venus de l’autre côté de la frontière ont massacré pour cette raison seule qu’il n’existait pas pour eux.

Que la peur des serpents existe – j’apprends cela aussi, immédiatement après (mais puisque le temps n’existe pas, je rêve longtemps en me demandant : après quoi ?), et qu’elle existe pour cette raison bien précise que cette peur est un mécanisme de défense puissant qui nous permet, en fuyant, d’éviter le poison. Le stratagème est subtil en effet : la peur est une invention dont on a oublié l’usage, mais qui sert encore à lui survivre. Je n’ai pas peur des serpents, ni des araignées. J’ai peur seulement de la peur qu’ils inspirent – comment survivre à cela ?

Que le silence est un désir, et sa possibilité une lointaine espérance – je rentre tard ce soir pour écrire cela, sans délai, de peur de l’oublier plus tard : désormais que je sais que chaque peur est un contre-poison, je devine bien contre quoi cette peur agi, et avec quoi l’oubli survit, mais je regarde le ciel et la lune ce soir pour leur adresser mes pensées.

Que les hommes tels que Saint-Just les voulait ne devaient avoir le choix qu’entre deux métiers : ou prendre les armes, ou travailler la terre. Qu’on se moque de lui pour cela, comme on se moque, dans l’Encyclopédia Universalis que je consulte ce soir, de ses « Institutions Républicaines », emphatiques et ridicules : on cite cette phrase sur la poussière qui est pour moi une planche de salut. Je sais alors à quoi tenait le rêve de Saint-Just : entre prendre les armes et travailler la terre, il n’y avait qu’une nuance infime (le compte des morts et des vivants) ; si je ne parviens pas à lire le ridicule dans la moindre de ses phrases (sublime est la moindre de ses phrases), sans doute est-ce à cause du temps propre : le type dans la radio disait qu’on possédait chacun un temps propre qui rendait impossible le fait d’arriver ensemble à un rendez-vous fixé, qu’aucune horloge au monde n’a pu être réglée à la même micro-seconde en vertu d’une loi inconnue que Saint-Just sans doute connaissait. Les rendez-vous ne sont pas faits pour qu’on s’y retrouve à la même seconde, c’est la pensée qui m’a saisi ce soir, quand je rentrais, que je me disais : je n’ai pas peur que le temps n’existe plus.


[1il justifiera que le temps n’existe pas parce que s’il existait on ne pourrait pas le comprendre – sublime en effet, et pour une fois, je ne trouve pas d’allégorie