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des corps levés (cette danse sur des millénaires)

samedi 9 novembre 2013


Ce sont des corps levés. Des corps levés on ne sait pas depuis quand, c’est chaque nuit la même apparition. Le jour on fait attention, en passant, à bien voir qu’il n’y a rien : il n’y a rien ; on passe. Et la nuit tombe, chaque nuit, au même endroit : ici, à cet endroit précis du monde où on passe quand la nuit on passe, de ce bord du monde à l’autre (le monde est une somme de bords). On lève les yeux, on n’est plus surpris : les corps se sont levés.

Ce sont des corps blancs, mats, quelque chose qu’on devine froids au toucher mais on ne sait pas, jamais aucun d’entre nous n’oserait approcher et tendre les bras pour toucher : on regarde seulement, et encore, peu regardent, tous préfèrent s’enfoncer dans leurs manteaux et rejoindre les maisons qu’on a bâti en partie pour ça : ne pas voir ces corps levés quand la nuit tombe.

Ce sont tous des corps dressés dans un mouvement étrange, ils ne lèvent pas les bras, il n’ont aucun regard pour le ciel de nuit qui autour approche et les cerne, non, ils baissent la tête, ils regardent le sol qu’ils préservent de toute leur force silencieuse. Ce sont des corps levés pour ces raisons mystérieuses qui sont lois intangibles : la nuit tombe sur eux, et le jour se lève quand ils s’effacent.

Comme on va aux puits quand l’eau est coupée.

Moi, je ne passe jamais la nuit sans lever les yeux : et tendre les mains, avec l’appareil, pour saisir leur mouvement : quand je regarde à l’écran ensuite, c’est flou, c’est tout le tremblé de leur geste qui me reste entre les doigts comme de la poussière à un enfant sur la plage, qui pleure tout ce qu’il peut de n’avoir pas vidé la mer : et qui la gonfle davantage se ses larmes.

Le jour, je pense aux corps levés, comme à cette opération, dans la vie, qui appelle à elle les forces mortes pour, soufflant sur elles, les déchirer, et que le jour vienne, s’il l’ose – par provocation, il ose toujours, parce qu’il sait bien que ces corps ne pourront pas tous les soirs se lever pour recevoir la nuit sur leurs épaules, l’empêcher de venir se poser sur le sol, alors le jour vient, cherche les corps levés qu’il ne trouve pas, au bout de quelques heures, il s’éloigne : la nuit tombe alors, et les corps se lèvent, chaque soir, reçoivent sur leurs épaules la nuit qui ploie sur eux, ne parvient pas à toucher le sol, s’éloigne alors, et le jour revient, et les corps s’effacent : et cette danse sur des millénaires.

Des corps levés, on est tous une part. On a chacun, comme un nom, en soi le secret de leur possession. De leurs gestes, de leur immobilité, de leurs forces à tenir debout, la dignité des tendres, la férocité des doux.

Reste la douleur : celle qui, et c’est l’énigme même, nous rend incapable d’approcher leur visage.