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Lorsque Victor gagne la place)

Aubes | V. (
Lorsque Victor gagne la place)

samedi 1er mars 2014


Aubes. Récit commencé en 2006, mille fois abandonné, repris mille et une fois.

Voir présentation du projet ici

Ici le cinquième chapitre — où il est question du retour de Victor et de ses retrouvailles avec un jeune femme qu’on appellera Anna, de l’évidence de cette lumière sans regard ni mot.


V.


Lorsque Victor gagne la place

Lorsque Victor gagne la place vers dix heures, là même où ce matin il s’était heurté au désert, au vide lourd et affaissé sur lui-même, il ne voit pas Anna d’abord, il voit surtout le monde. Partout jusqu’au moindre recoin de poussière que la lumière renvoie, c’est noir de monde et de bruit éparpillé sur cette place soudain plus petite qu’à l’aube — la place est maintenant invisible tant ça grouille d’allers et de venues bruissantes, et les terrasses ne désemplissent pas, mais les gens circulent confusément dans la matinée désormais à son milieu, Victor est le seul immobile à chercher encore. Anna est assise à dix mètres de lui, cachée sous les passages des clients, elle attend à une terrasse qu’on la serve, le soleil a transpercé les nuages. Le bruit du marché est plein, continue et diffus, comme un brouhaha indistinct mais familier, on entend les bribes de conversations quand on passe à leur hauteur et toutes se mélangent, ça forme ce murmure souple et lent qui plane au dessus de la mêlée et coule à travers elle, la soutient quand elle faiblit, la retient lorsqu’elle veut s’échapper, murmure immobile comme la mer en dessous du ciel et vague agencement des transactions : tous les commerces sont ouverts ce dimanche matin, comme l’église là-bas où l’a laissée Victor, ouverte sous le coup des orgues mais sûrement comme d’habitude vide — le marché au centre de la place organise le temps, les gestes et les questions de tous, structure pour le moment les échanges et les rôles, dicte au murmure son rythme et ses reflux, ses montées d’impatience et ses piétinements ordonnés, la fin de semaine à nouveau joue les retours au calme frénétique des matinées endimanchées — l’horloge bien réglée fait tomber son aiguille sur le maintenant des matins résignés, soumis à la joie obéissante des passants. Victor ne voit rien, et oublie pour un instant Anna — il imagine le bruit de la pluie sur tout cela, et il sourit de nouveau. Les poings serrés contre la paume, enfoncées dans les poches de son manteau noir trop large, on dirait une statue de sel, ou plutôt l’ombre de cette statue, et chacun s’escrime à l’éviter comme si le toucher allait porter outrage à ce dimanche même de joie et de course contre le temps. Mais Victor tient bon, et résiste — il ne bouge pas, et bientôt il ne voit plus rien que le mouvement qui l’entoure et agite en tous sens les lèvres des passants, c’est un spectacle inutile. Alors, il ne dure pas, et Victor après avoir fait l’épreuve de ces quelques minutes d’immobilité invisible, relève la tête — voit soudain qui le regarde Anna qu’un éclair de lumière effleure avant de s’étaler sur une table voisine, et s’évanouir sous l’ombre portée d’un nuage. Mais l’instant a suffi. Anna attend maintenant depuis une heure Victor qui s’est perdu en la cherchant. Dix ans après, elle le voit maintenant comme s’il allait tomber, et c’est comme s’il s’écroulait en la voyant de l’autre côté de la foule, son visage lavé par ces dix ans perdus de n’avoir pas réussi à s’oublier, mais il lui semble à cet instant être plus vieux qu’elle de dix fois plus encore ; son visage à elle recraché dix ans plus tard par Berlin est maintenant en face d’une statue de sel droite et immobile qui pèse mille ans, et devant ses yeux, elle apparaît par instants car la foule ne cesse pas de s’ouvrir et de se refermer sur elle, marée grouillante et bavarde du temps qui le sépare encore d’elle — elle qui ne fait pas un geste, mais le regarde sans sourire, visage de cire arraché à tous les souvenirs, plus dur et plus précis encore que dans ses rêves, visage évident et puissamment neuf, mais entre tous reconnaissable, au milieu de tous, visage élu de la reconnaissance, visage blanc sans expression, sans les expressions qui nomment les choses pour d’un mot les abolir : visage neutre et vide qui accueille en son sein l’existence de toutes secondes possibles, le visage d’Anna à nouveau, et à nouveau, l’imminence de la vie — au cœur du monde circulait le sang : à nouveau le vide s’ouvrait sur les possibles innommables qui rendaient le monde présent, souhaitable au milieu de sa laideur même : le visage d’Anna brisait l’épais murmure de la foule d’un regard — et la colère qui tout à l’heure s’était emparée de Victor jusqu’à le perdre, la colère froide et sèche contre le rendez vous différé s’évanouit soudain dans le murmure du matin qui se prolongeait désormais sans eux, tançant inutilement les derniers vestiges de ce moment promis à se rompre pour s’abattre contre ce présent sans terme désormais. C’est alors qu’elle se lève, abandonne sur la table un verre plein et se dirigea vers Victor sans un regard vers lui et sans un mot s’empare de son bras et l’emmène, tournant le dos à la frénésie de onze heures, un pas entraînant derrière l’autre un autre pas plus lent encore les éloigne sans à-coup mais d’une seule coulée vers la rue d’Isvy — ils disparaissent.