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Gilles Deleuze | « Ramener à la surface ce qui restait des monstres du fond et des figures du ciel. »

La danse de Nietzsche (les causes de la folie)

mardi 23 décembre 2014


Pour travail en cours, relecture de Logique du Sens, ces pages sur la folie — lecture après la lecture, prends la mesure du leurre que constitue la programme de l’ouvrage (localiser les déterminations du sens et du non-sens, et leurs lieux), alors qu’en chacun de ses endroits, l’écriture paraît travailler à chercher, voire à produire, des territoires où non seulement l’opposition du sens serait caduque, mais où la détermination même du sens — qui a fondé la pensée occidentale — se révèlerait stérile : travailler à l’intensité, c’est fabriquer pour soi et à l’autre ces territoires arrachés à de telles déterminations, où l’événement serait sa pure advenue : et où la véritable, et dernière opposition, résiderait entre folie et raison d’une part, et silence et langage d’autre part. Où seule la position tenable de la vie résiderait non dans la bascule de l’une à l’autre, mais au sein de la déchirure même, ou pour mieux dire : dans ce non-lieu qui est le milieu, le mouvement de déportation d’un seuil à l’autre, peut-être ;


Gilles Deleuze, Logique du Sens,
« Quinzième Série : Des Singularités »,
Minuit, Coll. "Critique", p. 131-132


Dans sa propre découverte, Nietzsche a entrevu comme dans un rêve le moyen de fouler la terre, de l’effleurer, de danser et de ramener à la surface ce qui restait des monstres du fond et des figures du ciel.

Mais il est vrai qu’il fut pris par une besogne plus profonde, plus grandiose, plus dangereuse aussi : dans sa découverte il vit un nouveau moyen d’explorer le fond, de porter en lui un œil distinct, de discerner en lui mille voix, de faire parler toutes ces voix, quitte à être happé par cette profondeur qu’il interprétait et peuplait comme elle n’avait jamais été. Il ne supportait pas de rester sur la surface fragile, dont il avait pourtant fait le tracé à travers les hommes et les dieux.

Regagner un sans-fond qu’il renouvelait, qu’il recreusait, c’est là que Nietzsche à sa manière a péri. Ou bien « quasi-péri » ; car la maladie et la mort sont l’événement lui-même, comme réel justiciable d’une double causalité : celle des corps, des états de choses et des mélanges, mais aussi celle de la quasi-cause qui représente l’état d’organisation ou de désorganisation de la surface incorporelle.

Nietzsche est donc devenu dément et mourut de paralysie générale, semble-t-il, mélange corporel syphilitique. Mais le cheminement que suivait cet événement, cette fois par rapport à la quasi-cause inspirant toute l’ouvre et co-inspirant la vie, tout cela n’a rien à voir avec la paralysie générale, avec les migraines oculaires et les vomissements dont il souffrait, sauf pour leur donner une nouvelle causalité, c’est-à-dire une vérité éternelle indépendamment de leur effectuation corporelle, un style dan s une œuvre au lieu d’un mélange dans le corps.

Nous ne voyons pas d’autre façon de poser le problème des rapports de l’œuvre et de la maladie que sous cette double causalité.