arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Passage Mc Kay : Marseille, le poète, le migrant et l’oubli

Passage Mc Kay : Marseille, le poète, le migrant et l’oubli

jeudi 18 juin 2015




If we must die, let it not be like hogs
Hunted and penned in an inglorious spot,
While round us bark the mad and hungry dogs,
Making their mock at our accurséd lot.
If we must die, O let us nobly die,
So that our precious blood may not be shed
In vain ; then even the monsters we defy
Shall be constrained to honor us though dead !
O, kinsmen ! we must meet the common foe !
Though far outnumbered let us show us brave,
And for their thousand blows deal one death-blow !
What though before us lies the open grave ?
Like men we’ll face the murderous, cowardly pack,
Pressed to the wall, dying, but fighting back !

Claude McKay, If we must die


Claude Mc Kay est mort le 22 mai 1948, un samedi — un siècle après l’abolition de l’esclavage en Martinique, au jour près. Jamaïquain né à James Hill où le reggae qu’on chante est d’abord du Pure Gospel, puis Américain dans la Caroline du Sud de l’apartheid – qu’il fuit sitôt croisé le premier visage du premier Blanc venu comme tous les autres lui cracher au visage. La route le conduit au Kansas où il apprend le métier de paysan qui se refuse à lui. Il s’est reconnu poète et lit Soul of Black Folks de W. E. B. Du Bois. C’est un destin d’être alors Noir et poète : alors il faut l’embrasser tout entier. Fatalement, New York l’appelle.

C’est le Ghetto noir de Harlem. Il rencontre dans Greenwich ceux qui appellent à la Repatriation en Afrique autour du Prophète Marcus Garvey, le Black Moses : mais lui n’a pas la révolution religieuse ; il a lu Marx, il a lu Rimbaud, il tient les deux ensemble. La déchirure est cruelle ; en elle, il voit son amour d’enfance le quitter pour la Jamaïque à laquelle lui ne rêve plus : il publie des poèmes en les signant du nom défiguré de son amour perdu. Mc Kay fonde avec d’autres l’African Blood Brotherhood, dont le titre est un programme tout prêt à sécher sur le trottoir. Le Red Summer voit les foules blanches réclamer que ce sang noir coule, tandis qu’il écrit cet été là de 1919, if we must die dans la rage de rendre les coups.

Claude Mc Kay quitte les quais de New York pour Londres, la Russie, et échoue, on ne sait comment (on sait trop comment) dans les quais de Marseille — si New York est la ville des départs, Marseille serait voué à être le pays où l’on arrive ; et qu’on ne quittera pas intact. Docker au temps où il fallait être portefaix : la charge du navire qu’on descend, c’est sur les épaules qu’on la reçoit et qu’on transporte d’un quai à l’autre. Mc Kay écrit : il nomme d’abord Romance In Marseilles son roman qui s’appellera finalement Banjo.

Claude Mc Kay ne partira que ruiné. Le Maroc, l’Afrique, n’est qu’une origine de plus qui ne répond d’aucune source intérieure. Alors Chicago sera le quai terminal, sans mer autour pour le désir de s’en aller de nouveau.

Claude Mc Kay meurt à 59 ans d’un claquement de doigts, le cœur s’arrête et la vie avec elle, le corps effondré sur une masse de poèmes qu’on ne lira qu’à titre posthume.

Claude Mc Kay se voit l’insigne honneur d’avoir un passage à son nom sur le Vieux-Port de Marseille qu’on inaugurait hier en grande pompe ; Madame le Consul Général d’Amérique à Marseille était là, et sans doute les mots étaient larges et graves, et le buffet ruisselant à souhait de félicitations ravies d’elles-mêmes.

Je n’ai pas lu Home to Harlem, et le regrette ; mais j’avais longuement lu A Long Way from Home à cause du titre et malgré sa traduction mauvaise (Un sacré bout de chemin), aux Éditions André Dimanche en 2006, ou 2007. Je l’avais lu sans rien savoir de Claude Mc Kay et pensant, je m’en souviens, comme il était digne et injuste d’être oublié quand on écrit un tel livre — digne que l’homme s’efface et s’échappe de la vie dans ce qui la prolonge, ces phrases comme de longues descriptions découpées dans ses silences ; et injuste, injuste cent fois que Claude Mc Kay soit le nom le moins connu du monde quand il s’agit de parler d’Harlem comme d’un Marseille du monde entier relié par un pier long comme la mer.

De Marseille, Pagnol aura raconté les collines et les cafés pittoresques ; mais la force qu’il faut pour soulever les charges, et les amours qu’à un Noir d’Harlem on interdit parce que d’Harlem il a tout du Noir de Jamaïque entre les bassins d’Arenc et de la Joliette, et qu’il ne sied pas au Marseillais joueur de carte que ce Noir emporte dans ses bras la jeune fille, avec son accent américain qui n’est d’Amérique que depuis l’Afrique de la Jamaïque — qui l’a écrit ? Ô Burning Spear, qui l’a chanté ?

Passage Mc Kay, je ne sais pas où dans la ville ; mais quelque chose de la ville passera là qui n’appartient pas à la ville, plutôt au passage qui emporte New York et Kingston, Chicago et Moscou, le Harlem qu’on porte en soi comme une identité jamais identique à elle-même, toujours traversée de ce qu’on a perdu, gagné du pas qu’il faut faire pour s’inventer ce long chemin jusqu’à chez soi dans les combats intérieurs et les luttes qu’au dehors le monde tend afin qu’on soit ceux qui se défendent.



Si nous devons mourir - que ce ne soit comme porcs
Traqués parqués dans un coin déshonorant
Alors qu’autour de nous, les chiens affamés,
Se moquant de notre sort maudit, aboient de rage.
Si nous devons mourir, - oh, que ce soit dignement,
Que notre sang précieux ne soit pas versé
En vain ; car, s’ils sont obligés à honorer
Notre mort, nous défierons même des monstres !
Oh, mes Frères ! Affrontons notre ennemi commun ;
Bien que beaucoup moins nombreux, soyons courageux,
Et à leurs multiples coups répondons d’un coup fatal !
Qu’importe si devant nous s’ouvre une tombe ?
Comme des hommes, nous braverons la lâche meute meurtrière
Dos au mur, mourants, mais en se défendant !

(traduction Jean-Pierre Balpe)