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Nuit & Jour, ZeitGeist | La Prise de la Place (de la République)

lundi 9 mai 2016

Chronique pour la revue en ligne Nuit et Jour, dans la rubrique ZeitGeist (l’esprit du temps) – que coordonne Candice Nguyen [1]


Sommaire : Chronique des Migrations

— Semaine 1, le 17 février : Hospitalité (pour les Suppliants)
— Semaine 2, le 24 février : Des frontières (cultiver le sel)
— Semaine 3, le 3 mars : Des rivages (des lointains)
— Semaine 4, le 9 mars : Du désir des mondes (les cartes anciennes)
— Semaine 5, le 17 mars : L’île de la solitude (les étoiles)
— Semaine 6, le 29 mars : Bruxelles (Marseille)
— Semaine 7, le 5 avril : Rue de la République (dans la colère)
— Semaine 8, le 13 avril : C’est partir (ici)
— Semaine 9, le 27 avril : Odéon debout (aussi)


Aujourd’hui : Dixième semaine : 09 mai 2016


La prise de la place (de la République)

Tout autour, ils ont rasé les théâtres pour bâtir la Place. Le Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique : des pierres en tas sur le sol. Des dizaines de théâtres disparus en quelques mois pour percer Magenta, Amandiers, Prince-Eugène, ces avenues qui se lançaient alors loin dans le cœur de Paris en ligne droite : ces lignes droites qu’on avait imaginées pour la simple raison qu’ils empêchaient le levée des barricades. Au centre, ils détruisent aussi la fontaine.

Sur un côté de la Place, ils veulent dresser une caserne immense : pour elle, on détruit le bordel d’été et le diorama Daguerre, ce théâtre d’illusion qu’avait inventé Louis Daguerre, gloire à son nom. C’est donc là, au lieu du plaisir et de l’expérience qu’on dresse la caserne : trois mille hommes remplacent les filles et la joie des images mouvantes.

On se flatte d’avoir en face de la Place un bâtiment de guerre aussi grand que l’Hôtel de Ville. On la construit ici précisément pour pouvoir rapidement encercler le faubourg Saint-Antoine où le peuple est massé, près de la Bastille que le peuple jadis avait prise pour la même raison qui effraie tant ceux qui, ces jours de juillet 1854, érigent la Caserne du Prince-Eugène : occuper le siège au cœur de la ville.

Plus tard, Davioud, architecte de la Ville, bâtit les Magasins réunis et une fontaine, qu’on démontera plus tard pour la livrer à la soif des bêtes aux abattoirs de la Villette. On avait promis de donner le centre de la place au peuple, en érigeant un orphéon qui aurait servi aux concerts populaires qu’on aimait tant et qui rassemblait les foules.

À la place, on lèvera un siècle tout juste avant ma naissance une statue froide et haute : qui ressemble traits pour traits à la République, celle qui avait massacré en 70 les hommes qui voulaient combattre pour elle.

On marche ici désormais : on vient et va auprès d’elle, la Place organise la circulation. Elle est le centre irradiant des flux. On obéit à l’ordre marchand du monde qui voudrait que tout circule, et vite, que tout soit flexible et mouvant, et maintenant, que tout ne soit jamais à la même place, mais dispersé.

C’est alors que prendre les places est d’utilité publique. Depuis l’hôtel de ville, on crache des phrases : « s’il est légitime de rêver d’un autre monde, il ne l’est pas de dégrader celui-ci » (dit-elle) – ce qui donne des envies furieuses de dégrader encore davantage ce monde-ci qui n’est pas le nôtre, dont l’existence même nous dégrade.

La prise de la Place de la République, ces nuits-là qui duraient tout le jour, commençait par ce geste simple de se porter tout autour de la Statue et d’écrire sur elle l’amour et la haine, d’écrire une histoire qui serait la nôtre, dans la pensée de nos morts et la joie d’être ensemble ceux qui choisissaient la place qu’on occuperait dans nos vies.

Portfolio

[1revue par abonnement : je dépose ici mes textes une semaine après publication