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Julien Coupat | « La loi travail est l’affront qui fait monter au front »

Apprendre à faire sans eux

mercredi 22 juin 2016


Reprise ici de l’article publié le 13 juin 2016 sur Médiapart par Christophe Gueugneau, et son entretien avec Julien Coupat et Mathieu Burnel : Il ne nous reste plus que l’insurrection, c’est-à-dire à apprendre à faire sans eux.


Le « réseau affinitaire Coupat » est-il derrière les débordements observés lors de la mobilisation contre la loi El Khomri ? Manuel Valls l’a dit à l’Assemblée, une note de la DGSI, qui a fuité dans la presse, l’affirme également. Julien Coupat et Mathieu Burnel, tous deux mis en examen dans l’affaire de Tarnac, répondent dans Mediapart : « Ce qui se passe actuellement dans ce pays, c’est que la politique classique n’offre de toute évidence aucune issue à une situation devenue intolérable, et que de plus en plus de gens en prennent acte. »

Julien Coupat et ses amis refont parler d’eux. Ou plutôt, le pouvoir en parle à nouveau. Fin mai, le premier ministre, Manuel Valls, a tenté d’expliquer devant les députés que les débordements observés lors des manifestations contre la loi sur le travail étaient orchestrés par les black blocs et les « amis de Julien Coupat ». Quelques jours plus tard, le journal Le Point citait de larges extraits d’une note de la DGSI appuyant cette thèse. Au même moment ou presque, les prévenus de l’affaire dite « de Tarnac » voyaient la chambre d’instruction se pencher sur leur situation. D’ici la fin du mois, on saura si oui ou non il faut qualifier de terrorisme les faits qui leur sont reprochés.

Que pensent Julien Coupat et « ses amis » de ce nouveau coup de projecteur ? Et que pensent-ils de ces trois mois de mobilisation, des tentatives de démocratie directe de Nuit debout, du retour en force du thème des « casseurs » dans les médias comme à l’Assemblée ? « Ce qui s’est véritablement passé ces derniers mois, ce sont d’innombrables commencements, comme autant de rencontres fortuites mais décisives entre des syndicalistes sincères, des étudiants amateurs de banderoles renforcées, des lycéens sans illusion sur l’avenir qui leur est promis, des salariés fatigués de la vie qu’ils endurent, etc. », répondent Julien Coupat et Mathieu Burnel, interrogés par Mediapart.

Si le nom du premier est célèbre depuis 2008, celui du second l’est presque tout autant. C’est en effet lui, semble-t-il, qui est chargé de porter le fer dans les émissions de télévision ou de radio (comme ici ou ).

Entretien à deux voix qui n’en font qu’une, ou bien plus.


Avant même d’entrer sur le fond de la note de la DGSI dont Le Point a publié de larges extraits le 2 juin dernier, comment avez-vous réagi en apprenant que vous étiez à nouveau sous les projecteurs des services de renseignements ?

Hilarité et embarras. Hilarité, car le mensonge policier qui consiste à faire passer les émeutes des derniers mois dans tant de villes de France comme le fait de quelques « casseurs » infiltrés parmi les manifestants était déjà énorme ; s’imaginer à présent que les émeutiers eux-mêmes seraient en fait infiltrés par nous et que nous les dirigerions invisiblement est à mourir de rire, pour quiconque est descendu récemment dans la rue. L’idée que nous pousserions le vice jusqu’à noyauter la commission Infirmerie de Nuit Debout ou que nous jouerions de notre « médiatisation décomplexée » – quand ce sont à chaque fois les services de renseignement qui tentent vainement de lancer des campagnes médiatiques contre nous et se prennent systématiquement les pieds dans le tapis –, en dit long sur la capacité d’invention burlesque de l’imaginaire antiterroriste.

Embarras, car il semble que les policiers soient les seuls à ne pas s’aviser du ridicule de leurs constructions, et que ce sont des gens armés, nombreux, organisés, une bureaucratie qui a tout de même les moyens de ses délires. Le désir de nous anéantir qui suinte à chaque ligne de leurs rapports, et ce depuis bientôt dix ans, finit tout de même par avoir quelque chose de pesant. Il s’agit, comme toujours avec l’antiterrorisme, d’intimider et en l’espèce, de nous intimider. Caramba ! Encore raté ! Ce nouveau rapport a fait rire tout le monde.

Sur le fond à présent, la note parle de vous, Julien Coupat, mais aussi d’un « réseau affinitaire ». Quelques semaines auparavant, le premier ministre Manuel Valls, à l’Assemblée, avait évoqué « les amis de Julien Coupat ». Est-ce qu’il y a un « réseau affinitaire Coupat » ?

Il n’y a pas plus de « réseau affinitaire Coupat » aujourd’hui qu’il n’y avait de « groupe Coupat » en 2008, à l’époque de nos arrestations. Le seul endroit en France où il y a un « groupe Coupat », c’est manifestement à la DGSI. Quant à la déclaration de monsieur Valls, elle devait lancer une campagne qui n’a manifestement pas pris. Par son caractère elliptique, comme glissée, elle avait tout de la menace mafieuse – un nom de famille lâché en signe de « nous savons qui vous êtes et nous allons nous occuper de vous ». Nous sommes d’ailleurs en mesure d’affirmer que le rapport de la DGSI répond à une commande émanant directement de monsieur Valls, qui n’a semble-t-il pas apprécié l’idée que deux mille occupants de Nuit Debout entreprennent, un soir d’avril, de s’inviter pour l’apéro chez lui. Cela devait avoir un côté un peu trop 1789 à son goût. Ou bien c’est l’euphorie de cette soirée qui a déplu à ce triste sire.

A l’Assemblée, Manuel Valls vise les « amis de Monsieur Coupat »

Quiconque connaît la carrière de monsieur Valls sait que tout, dans sa posture, a pour vocation de dissimuler une conception profondément mafieuse de la politique. On compte notoirement au nombre des « amis de monsieur Valls » un certain Alain Bauer, qui ne nous pardonne toujours pas de s’être fait durablement ridiculiser, et ponctuellement entarter. Cela dit, nous comprenons sans peine que ces gens enragent de voir comme les événements des derniers mois confirment ce qui est écrit dans le dernier livre du Comité invisible, À nos amis. Il est difficile de ne pas entendre dans la charge contre « nos amis » une irritation certaine au sujet d’À nos amis, puisque nous savons que ces gens-là l’ont lu.

Organisez-vous « des réunions clandestines visant à mettre sur pied un mouvement révolutionnaire, échafaudant des activités visant à affaiblir les institutions étatiques », comme le dit la note ?

Voilà le genre de phrases qu’on ne peut lire sans songer immédiatement à la récente affaire de Rennes, où une « association de malfaiteurs » se réunissant dans les locaux de Sud-Solidaires aurait été « démantelée » alors qu’elle s’apprêtait à « saboter » le métro de la ville en collant des autocollants sur les composteurs, voire en y introduisant de la mousse expansive. Ce qui se passe actuellement dans ce pays, c’est que la politique classique n’offre de toute évidence aucune issue à une situation devenue intolérable, et que de plus en plus de gens en prennent acte.

Le premier réflexe est alors de s’organiser de proche en proche, puisque les structures existantes font toutes partie du problème, et non de la solution. Ce réflexe est un réflexe vital, profondément sain. Encore heureux, dans ces conditions, que l’on se retrouve, que l’on élabore des plans, des hypothèses, des stratégies, que l’on discute, que l’on partage des moyens, que l’on voyage aussi afin d’établir de nouveaux contacts, plutôt que de rester chez soi, de s’accommoder de l’isolement prescrit et d’un futur en forme d’abattoir. Ce qui serait ahurissant, ce serait de ne pas le faire. Des milliers de gens le font en ce moment même, pourquoi pas nous ?

Ensuite, lorsqu’un mouvement révolutionnaire fait irruption sur la scène de l’histoire, il est rare que tel ou tel puisse se vanter de l’avoir « mis sur pied ». Quant aux « institutions étatiques », elles ne nous ont pas attendus pour s’affaiblir d’elles-mêmes, comme en atteste suffisamment l’existence d’un président nommé François Hollande. Nous ne commenterons pas l’expression « réunion clandestine », qui n’exprime que l’amertume des agents de la DGSI d’en être exclus, du moins autant que faire se peut.

Prenons d’autres extraits publiés par Le Point. J’aimerais que vous les commentiez :

« Aguerris aux tactiques de violence urbaine, très mobiles, ils parviennent à se fondre parmi les émeutiers tout en les encourageant à des déambulations sauvages en dehors de l’itinéraire prévu, au cours desquelles de nombreuses exactions sont commises. Cette stratégie a été éprouvée à plusieurs reprises ces dernières semaines à Paris, Rennes, Bordeaux et Grenoble. »

« Jouant sur l’ambiguïté de leur médiatisation décomplexée depuis l’affaire de Tarnac, ils étoffent leur projet politique en exploitant la contestation sociale en cours. »

« Le message insurrectionnel, habituellement cantonné à des sphères anarchistes qui méprisent les mobilisations sociales, est aujourd’hui rendu audible grâce au réseau affinitaire Coupat. »

Des rapports « secret-défense » de la DGSI ou de la SDAT sur nous, au fil des années, nous en avons eu un paquet entre les mains. C’est un genre littéraire à part entière, qu’on ne peut apprécier qu’à la condition de comprendre à qui ils s’adressent et à quelle fin ils ont été écrits. Dans le cas présent, un scribouillard de la section « subversion violente » de la DGSI doit faire plaisir à monsieur Valls. Imaginez qu’il se soit contenté d’écrire que nous participons aux manifestations contre la loi « travaille ! », que nous avons écrit un certain nombre de textes à ce sujet et que nous avons participé à des discussions sur la place de la République. Ça n’amuserait personne et pas un seul journal n’oserait le publier.

À cela, il faut ajouter que toutes les « informations » contenues dans ce document relèvent d’un travail de paresseux, à savoir : des écoutes administratives (et donc autorisées directement par le premier ministre lui-même) de nos lignes téléphoniques. Comme vous pouvez l’imaginer, ces écoutes, nous les anticipons. « Suite à votre autorisation d’interception de sécurité en urgence, nous sommes heureux de vous dire M. le ministre, que Julien Coupat et Mathieu Burnel comptent se retrouver sur la place de la République ce jeudi. » S’il écrivait ça, le scribouillard se ferait virer, alors il invente des infirmeries conspiratives et des réunions clandestines « à la pointe du combat insurrectionnel ». Quoi qu’il en soit, tout cela en dit plus long sur la fébrilité présente de l’appareil gouvernemental que sur ce qui se passe effectivement dans la rue et sur les blocages.

9 avril : dans les rues de Paris, une manifestation sauvage tente de partir de la place de la République pour se rendre au domicile privé de Manuel Valls. © CG

Cette note sort quelques jours après l’examen par la chambre d’instruction de la situation des prévenus dans l’affaire dite « de Tarnac », pour savoir si oui ou non il faut qualifier les faits reprochés de terrorisme. La décision doit être rendue à la fin de ce mois de juin. Il y a un an, dans un entretien à L’Obs, vous disiez à propos de la magistrature qu’elle « croit pouvoir tout régler en coulisses, guetter des signes de la Cour avant chacune de ses décisions, tordre le cou à toute logique et mettre à mort qui s’est rendu coupable de lèse-majesté ». Est-ce que la sortie de la DGSI pourrait être un « signe de la Cour » ?

Ce nouveau rapport de la DGSI ne « fuite » en effet pas n’importe quand : il est communiqué à la presse au moment même où la chambre de l’instruction doit décider, dans l’affaire dite « de Tarnac », du non-lieu ou de notre renvoi devant un tribunal pour « terrorisme ». La manœuvre est transparente. Il s’agit de signifier à la justice la chose suivante : toute décision favorable aux inculpés ne tardera pas à être démentie par de nouvelles opérations de police contre certains d’entre eux ; donc : prenez la bonne décision…

« Il y a de la casse, il n’y a pourtant pas de "casseurs" »

Dans cet entretien à L’Obs, vous dénonciez le fait que l’antiterrorisme était devenu une manière de gouverner, de reléguer le social au second plan. Le social est revenu au premier plan, et c’est la CGT qu’on traite de terroriste à présent. C’est Nathalie Saint-Cricq, sur France 2, qui parle de « technique révolutionnaire bien orchestrée » à propos de ce syndicat, c’est Gattaz, c’est Valls… Philippe Martinez a-t-il rejoint le réseau Coupat ?

Ce que joue Philippe Martinez dans ce conflit, c’est la légitimité contestataire de son organisation par rapport aux autres formations syndicales, et sa propre légitimité contestataire au sein de cette organisation – légitimité qui lui faisait parfaitement défaut même après le dernier congrès de la CGT. Cela étant, à voir dans tant de villes le nombre de CGTistes qui rejoignent le cortège autonome de tête et défilent, drapeaux au vent, avec les jeunes masqués, quand ils ne s’organisent pas carrément avec eux, on ne peut sous-estimer la distance qui s’est faite, en bien des endroits, entre la direction et sa base. On ne s’explique d’ailleurs pas les postures prises par Philippe Martinez ces derniers temps si l’on ne mesure pas la nécessité, pour la direction, de résorber cette distance.

À ce point, il n’est pas sûr qu’il y ait encore quelque chose comme « la CGT », qui au reste a toujours été une fédération. Il y a la CGT qui rosse des manifestants à Marseille et celle qui défonce des locaux du PS au Havre. Il y a la CGT qui sabote des lignes téléphoniques en Haute-Loire, autoréduit la facture de centaines de milliers d’usagers d’EDF et celle qui voudrait bien négocier quelques clopinettes avec le gouvernement. Il y a la CGT qui a pour objectif d’être devant la CFDT et celle qui a pour objectif le blocage de l’Euro. Il y a même des SO [services d’ordre – ndlr] qui se battent entre eux, en pleine manifestation, pour déterminer la marche à suivre. Peu de gens y comprennent quoi que ce soit, et certainement pas le gouvernement.

Cela posé, il ne faut jamais oublier que, depuis le 9 mars, les centrales ne font que suivre le mouvement. L’appel à manifester initial émanait de youtubeurs et d’une pétitionnaire. Les centrales s’y sont jointes parce qu’elles n’avaient pas le choix. Comme on dit à Nantes, « ce n’est pas la manifestation qui déborde, c’est le débordement qui manifeste ».

La figure du « casseur » occupe depuis des semaines médias, politiques et sociologues. Comment le définissez-vous ?

Il y a de la casse, indéniablement. Il n’y a pourtant pas de « casseurs ». Médias, politiques et sociologues devraient moins s’attarder à essayer de cerner les introuvables contours du « casseur » que de se demander simplement : pourquoi, désormais, tant d’actes de casse sont-ils accueillis, dans les cortèges de tête, par des applaudissements ? Pourquoi, lorsqu’une innocente borne d’Autolib’ se fait fracasser, la foule entonne-t-elle un « tout le monde déteste Bolloré » ?

Au moins depuis l’apéro chez Valls, où le boulevard Voltaire avait été intégralement décrassé de ses banques dans l’assentiment général, au son de slogans fort explicites, il se trouve de plus en plus de gens pour manifester leur approbation de la destruction, quand celle-ci vise des objectifs évidents. Le fait qu’un acte de ravage pur et simple déclenche de la liesse dans les cortèges de citoyens démasqués n’est-il pas plus surprenant, et plus intéressant, que l’acte en lui-même et son mystérieux « auteur » ? Quand on lui montre la lune, l’imbécile regarde le doigt.

L’apéro chez Valls, manifestation sauvage du 9 avril 2016 à Paris

S’il n’y a pas de « casseurs », il y a bien des gens qui s’organisent pour prendre l’initiative dans la rue ou, à tout le moins, pour ne pas subir la gestion de troupeau policière. On comprend sans peine que cela rende hystérique le pouvoir : partout où des gens s’organisent directement, celui-ci est rendu superflu, mis au chômage, destitué. C’est donc ce processus qu’il faut propager partout, dans tous les secteurs de la vie, à toutes les échelles de l’existence. Un hôpital pris en main par les infirmières et les aides-soignantes sera toujours plus respirable qu’entre les mains de managers, comme c’est le cas désormais.

Que le pouvoir tremble de voir se répandre des processus d’organisation autonomes à la base, et notablement dans les manifestations, n’autorise en rien à entonner la rhétorique anti-casseur. Toute cette rhétorique inépuisable, et vieille comme les manifestations, ne vise qu’à isoler la fraction la plus intrépide, parfois la plus téméraire, des manifestants. Elle vise surtout à couper à chacun d’entre nous l’accès à sa propre faculté de révolte, à nous détourner de la libération que peut former, à un certain point de l’existence, le fait de se masquer, de se ganter et de faire preuve de courage.

Dans une tribune parue sur lundi.am, Éric Hazan estime que s’en prendre à la police n’est « pas intelligent », et rappelle que « dans toutes les insurrections victorieuses, depuis la prise de la Bastille jusqu’à la mise à bas de Ben Ali et Moubarak, le moment décisif a été celui où les “forces de l’ordre” ont fait défection ». S’en prendre à la police, n’est-ce pas un peu se tromper de combat ? Pourquoi les jeunes « casseurs », appelons-les comme ça par facilité, ne prennent pas d’assaut les sièges des banques à La Défense par exemple, ou même le siège de la DGSI, ou tout autre lieu de pouvoir ? Ces duels police-manifestants, en somme, n’est-ce pas s’épuiser pour pas grand-chose ?

Nous sommes heureux de vous compter au nombre de ceux qui se soucient de ce que l’insurrection soit victorieuse. Et la suggestion d’aller prendre d’assaut les sièges de banques à La Défense ou celui de la DGSI ne peut que résonner doucement à l’oreille de gens qui, comme nous, ont organisé l’année dernière, à la même période, l’opération « Occupy DGSI » à Levallois-Perret pour protester contre la loi Renseignement. Vous noterez cependant que si, grâce au soutien de Mediapart, nous parvenions à être quelques milliers organisés et équipés comme il se doit à La Défense ou Levallois, il y aurait de grandes chances que nous y trouvions aussi quelques milliers de robocops en armes. Disons que la police a une fâcheuse tendance à se placer entre nous et les cibles que nous nous proposons d’attaquer, si bien que ce qui apparaît souvent comme un duel stérile police-manifestants résulte plutôt d’un échec à percer l’obstacle policier – tellement mieux armé et moins accessible aux cas de conscience que nous ne le sommes.

Le point d’accord que nous avons avec Éric Hazan est qu’il faudra bien enfoncer un coin dans le bloc policier afin que, celui-ci cédant, les actuels tenants du pouvoir aillent faire la queue à Villacoublay pour prendre le prochain jet. Le désaccord que nous avons avec lui porte sur la façon d’y parvenir. Éric pense que c’est en criant « la police avec nous ! ». Nous pensons que c’est en exerçant sur le corps policier une pression populaire, physique et morale telle qu’une partie de lui doive se dissocier des 50 % qui votent déjà FN et se verraient bien en petits S.A. d’une prochaine révolution nationale.

Mais peut-être le plus malin consiste-t-il encore à faire entendre un désaccord public entre Hazan et nous, sur le modèle de la technique du “good cop-bad cop” dans un interrogatoire de la DGSI. L’adversaire serait ainsi déstabilisé quant à nos intentions réelles à son endroit, et plus prompt à se rendre. Quoi qu’il en soit, ce qui a convaincu les policiers de la préfecture de police de Paris de passer du côté de l’insurrection en août 1944, ce ne sont pas leurs sentiments communistes, mais bien la crainte, s’ils n’agissaient pas ainsi, de se faire trucider par les Parisiens pour tout ce qu’ils leur avaient fait subir durant l’Occupation.

« L’impossibilité d’être encore de gauche »

Vous disiez en mai 2015 : « Nous vivons des temps radicaux. L’état des choses ne pouvant durer, l’alternative entre révolution et réaction se durcit. Si la décomposition en cours profite essentiellement aux forces fascisantes, ce n’est pas parce que “les gens” inclineraient spontanément vers elles, c’est qu’elles donnent de la voix, font des paris, prennent le risque de perdre. » La gauche radicale a l’air de prendre des risques, ces derniers temps. On ne sait pas encore si elle va perdre, mais quel bilan tirez-vous d’ores et déjà de ces trois mois de mobilisation ?

Pour commencer, il faut se défaire de l’idée que nous serions face à un « mouvement social ». Ce qui se passe dans le pays depuis trois mois n’a pas l’aspect, massif en apparence, mais indécis en réalité, de ce que l’on connaît en France, depuis des lustres, sous le nom inoffensif de « mouvement social ». Encore moins s’agit-il d’un « mouvement social contre la loi Travaille ! ». La loi « Travaille ! » n’est que la loi de trop, l’affront qui fait monter au front.

Le refus qui s’exprime là est autrement plus large que le refus d’une loi ; c’est le rejet de toute une façon d’être gouverné, et peut-être même, pour certains, le refus pur et simple d’être encore gouverné. C’est toute la politique, de droite comme de gauche, qui fait l’effet d’un spectacle oscillant entre le pathétique et l’obscène. Le désir général est que cette mauvaise pièce prenne fin, et d’enfin tenter de se saisir des enjeux d’une époque cruciale et terrible à la fois. Nous sommes dans un navire qui fonce tout droit vers un iceberg et où l’on ne veut parler que de la robe de telle ou telle comtesse en ce beau soir de bal. En toutes choses, les appareils gouvernementaux ont fait la preuve de leur impuissance. Il ne nous reste plus que l’insurrection, c’est-à-dire à apprendre à faire sans eux.

C’est-à-dire ?

Ce qui prend la forme extérieure d’un « mouvement social » au sujet d’une loi particulière est plutôt l’entrée dans une phase politique de plateau, d’intensité haute, qui n’a aucune raison de cesser jusqu’à la présidentielle, si celle-ci a finalement bien lieu, qui a même plutôt toutes les raisons de continuer, de se métamorphoser, de se déplacer, d’investir sans cesse de nouveaux fronts. On n’imagine pas, par exemple, que le Parti socialiste puisse tenir tranquillement sa prochaine université d’été fin août à Nantes.

Ce qui s’est véritablement passé ces derniers mois, ce sont d’innombrables commencements, comme autant de rencontres fortuites mais décisives entre des syndicalistes sincères, des étudiants amateurs de banderoles renforcées, des lycéens sans illusion sur l’avenir qui leur est promis, des salariés fatigués de la vie qu’ils endurent, etc. Partout dans le pays, des forces autonomes se sont agrégées et continuent de s’agréger. Un pouvoir qui n’a plus une once de légitimité trouvera face à lui, à chaque nouveau pas qu’il fera, la volonté opiniâtre de le faire chuter et de l’écraser. Il y a là une rage et une détermination qui ne sont pas « de gauche ».

« Être de gauche » a toujours eu quelque chose de vague, de lâche, d’indécis, de bien intentionné, mais pas au point d’agir en conséquence. Ce qui se passe en France depuis plus de trois mois maintenant a justement à voir avec l’impossibilité d’être encore de gauche sous un pouvoir socialiste. C’est une fuite hors de tous les cadres de la gauche, voire leur implosion ; et c’est une très bonne chose. L’échec de la rhétorique anti-casseur en témoigne. La digue morale qui séparait le refus platonique du cours des choses et l’assaut direct à ce que l’on refuse, digue morale qui faisait la gauche et sa lâcheté caractéristique, a sauté.

Présenter la désertion de la gauche comme la constitution d’une nouvelle « gauche radicale », voilà le genre d’escamotages opportuns, le type de tours de prestidigitation politicienne, la sorte de manœuvres de récupération éhontée qu’il faut laisser aux futurs candidats à la présidentielle et à tous ceux qui spéculent sur ce que les autres vivent. Cela ne marchera pas, parce que nous avons tous vu ce qui s’est passé en Grèce l’année dernière et en Espagne récemment. Il n’y a plus de gogos pour cette arnaque-là.

Manifestation du 26 mai : dans la tête de cortège, des cheminots en grève. © CG

Vous vous êtes rendus à Nuit debout à Paris. Qu’est-ce que vous y avez vu ? Qu’en avez-vous retenu ?

Nuit debout a permis à toutes sortes de déserteurs de se rencontrer, de se parler, de constituer un contre-espace public, mais surtout d’offrir une continuité à ce qui ne pouvait s’agréger par des jours de grève ponctuels ou de simples manifestations. Cela a aussi servi de point de départ à toutes sortes d’actions méritoires contre des cibles logiques.

Pour le reste, si monsieur Valls s’est chargé, avec son 49-3, de démontrer toute l’inanité de la démocratie représentative, les AG de Nuit debout place de la République ont donné à voir toute l’inanité de la démocratie directe. Ce que le Comité invisible disait dans À nos amis au sujet des assemblées générales, et qui paraissait si scandaleux il y a encore un an, est devenu une sagesse partagée, du moins par les esprits honnêtes. S’assembler, discourir puis voter n’est manifestement pas la forme par excellence de l’agir politique, c’est seulement sa forme parlementaire, c’est-à-dire la plus spectaculaire et certainement la plus fausse d’entre toutes.

Rien ne témoigne mieux de la confusion qui régnait dans les esprits place de la République que la façon dont s’y est répandue, comme une traînée de poudre, l’idée saugrenue qu’il leur incomberait de rédiger une nouvelle Constitution plutôt que de s’interroger sur les moyens d’abattre la Constitution existante.

31 mars : première Nuit debout à Paris. © CG

Toujours dans l’entretien à L’Obs déjà cité, vous disiez que « le seul espoir des gouvernants est de convaincre chacun qu’il n’y a pas d’autre choix que de les suivre, qu’il est vain de croire pouvoir construire d’autres mondes, insensé de s’organiser contre eux et suicidaire de les attaquer. C’est pourquoi Tarnac doit être décapité. C’est pourquoi les ZAD doivent être mises au pas, que ce soit par voie judiciaire ou avec l’aide de milices. » Le mouvement social actuel, les Nuit debout un peu partout en France, la nouvelle organisation des manifestations, avec ses cortèges offensifs devant et les syndicats derrière, ressemble à cette organisation que le pouvoir voudrait empêcher.

En effet. Le pouvoir n’a d’ailleurs pas compté ses efforts pour en finir avec tout cela. N’y parvenant pas, il a tenté risiblement de mobiliser le débordement des fleuves contre le débordement des rues. C’est maintenant de l’Euro de foot que l’on se saisit sans vergogne pour recouvrir ce qui se passe, et bientôt le Tour de France. C’est vraiment sale. Aussi bien, cela en dit long sur ce qu’est devenu l’exercice du pouvoir, et sa profonde misère. L’emploi de l’Euro de foot comme dispositif contre-insurrectionnel, voilà qui a le mérite de remettre quelques idées en place. Et qui témoigne aussi du peu de choses à quoi tient encore le pouvoir.

Il y a tout de même un paradoxe chez vous : d’un côté, vous expliquez très clairement comment et pourquoi l’État veut se débarrasser de vous – « décapiter Tarnac » –, de l’autre, vous vous en plaignez. Vous êtes révolutionnaire mais semblez ne pas supporter que l’État se défende, tout en expliquant qu’il est bien logique qu’il se défende.

À notre connaissance, nous ne nous sommes jamais plaints, de quoi que ce soit. Il n’y a pas en nous la plus infime disposition à la plainte. La dénonciation contient toujours quelque chose de faux-cul ou de mauvais joueur. Tout le monde déteste les victimes, à commencer par les victimes elles-mêmes.

Ce que nous faisons, c’est plutôt mettre à nu les opérations adverses, arracher le voile de légitimité dont les institutions s’enveloppent pour déployer leurs misérables stratégies, pour habiller leurs petites manœuvres. Quand le pouvoir décide de nous éliminer politiquement, il dépêche la police antiterroriste, se cache sous le masque et le langage de la justice, prétexte tout un luxe d’enquêtes, de procédures, de faux procès-verbaux, d’expertises bidons, etc. Mais la vérité nue, c’est qu’il veut nous détruire et que la justice antiterroriste est le meilleur instrument à cet effet.

De même, quand le pouvoir éborgne des manifestants, leur fracasse le crâne à coups de gourdin en plastique ou leur balance des grenades en pleine tête, il est question de « maintien de l’ordre », de « projectiles » lancés par on ne sait qui, d’enquêtes et de contre-enquêtes encore, de « police des polices », etc. Cette blague ! L’appareil d’État est une mafia qui a réussi, la police une bande armée, la prison du kidnapping impuni, le nucléaire une menace de mort faite à toute tentative de bouleversement politique, l’impôt un braquage avec consentement, etc. Les institutions sont des mystifications auxquelles on voue en France un culte aussi incompréhensible qu’au cargo en Mélanésie. Et il y a toute une guerre, une guerre sourde et tapageuse à la fois, pour maintenir à flot cette cité de rêve qui ne cesse de s’enfoncer dans les lagunes du temps.

« Le coup fatal »

Dans un texte, co-signé avec l’éditeur Éric Hazan, paru le 24 janvier dernier dans Libération, vous écriviez : « Ce que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible », ou encore : « Nous avons un an et demi pour former, à partir des amitiés et des complicités existantes, à partir des nécessaires rencontres, un tissu humain assez riche et sûr de lui pour rendre […] dérisoire l’idée que glisser une enveloppe dans une urne puisse constituer un geste – a fortiori un geste politique. » On comprend bien que vous n’irez pas voter en 2017. En même temps, les grosses machines des partis et les grands médias se préparent déjà à ne parler que de ça ou presque pendant les dix prochains mois. Comment les fronts ouverts récemment peuvent-ils rester audibles ?

Si l’on y réfléchit, il est déjà surprenant qu’une onde de révolte comme celle qui dure maintenant depuis plus de trois mois survienne à un an de l’élection présidentielle. En temps normal, on ne parlerait déjà plus depuis des semaines que des petites phrases des uns et des autres, des navrantes ambitions de tel ou tel, et l’on ferait mine de croire que cela aurait de l’importance. C’est déjà un succès notable, de notre côté, d’avoir réussi à repousser jusqu’à maintenant le début du pitoyable spectacle de la campagne présidentielle.

Il y a une pénible ironie à ce que le premier acte de campagne véritable ait été le fait de celui qui entend tirer les marrons du feu des luttes en cours, en l’occurrence Jean-Luc Mélenchon. En même temps, rarement les ficelles de la démocratie représentative à la française n’ont été aussi grosses. Il est bien clair que cette élection présidentielle n’est pas un moment où nous allons pouvoir exercer notre liberté, mais un ultimatum qui nous est adressé. Il est évident aussi que le FN est un produit du système politique actuel, un produit de sa décomposition certes, mais un produit du système tout de même.

Ces prochaines élections font penser, à une autre échelle, à l’énormité qu’est le référendum local au sujet de l’avenir de Notre-Dame-des-Landes : rien de plus « démocratique » en apparence qu’un « référendum local ». En réalité, rien de plus manipulatoire : le périmètre de la consultation a été déterminé, après sondage, afin que le « oui » l’emporte. Autrement dit : il y a une décision souveraine qui se cache sous toute consultation démocratique, et c’est la décision de qui votera, quand et pour quoi ; et cela constitue la véritable décision dont l’« issue du scrutin » n’est qu’une péripétie sans importance.

Tout ce que l’on peut souhaiter de meilleur aux forces autonomes qui se sont agrégées ces derniers mois, c’est qu’elles aillent à la rencontre les unes des autres et forment un tissu de réalité toujours plus profond, plus intense et plus étranger au spectacle politique, qu’il y ait un décrochage général entre un discours public de plus en plus vain et extraterrestre et des processus locaux d’organisation, de pensée, de rencontre et de lutte de plus en plus denses. Le niveau de discrédit de la politique est tel dans le pays qu’un tel processus paraît imaginable. Nous l’avons appelé « destituant » en ce que, par sa simple existence et par ses interventions ponctuelles, il ruinerait pas à pas la faculté du gouvernement à gouverner. Cette mise en échec des stratégies gouvernementales successives, ramenées à de minuscules avortons de gestes, n’est-ce pas de cela que nous sommes témoins depuis plus de trois mois ?

Après la manifestation du 1er mai et l’évacuation de la place de la République, tag dans la station Jacques Bonsergent. © CG

Sur un mur parisien, après une manifestation, on pouvait lire le tag suivant : « La présidentielle n’aura pas lieu. » Vous pensez qu’un blocage total est possible ? Qu’est-ce qui pourrait provoquer le coup fatal ?

Ce qui fait défaut aux mobilisations en cours est de nature affirmative. Nous n’arriverons pas à transpercer l’obstacle qui nous fait face tant que nous ne viserons pas au-delà, tant que nous ne discernerons pas, ne fût-ce que par une image, les contours du monde que nous désirons, un monde qui laisse place à toutes sortes de mondes. Nous lisons dans À nos amis : « Ce n’est pas la faiblesse des luttes qui explique l’évanouissement de toute perspective révolutionnaire ; c’est l’absence de perspective révolutionnaire crédible qui explique la faiblesse des luttes. Obsédés que nous sommes par une idée politique de la révolution, nous avons négligé sa dimension technique. Une perspective révolutionnaire ne porte plus sur la réorganisation institutionnelle de la société, mais sur la configuration technique des mondes. »

Cela nous semble plus juste que jamais. En fait de campagne électorale, c’est peut-être de cela que nous devrions discuter, dans chaque quartier, dans chaque ville, dans chaque campagne, dans l’année qui vient. L’humanité et la terre sont en piteux état. Partout, les êtres se construisent sur des failles narcissiques gigantesques. Même les esprits les plus modérés se sont faits à l’idée que nous n’allons pas pouvoir continuer à vivre ainsi. Nous sommes arrivés à une extrémité de la civilisation. Un bouleversement est nécessaire. Nous n’y couperons pas. Et ce bouleversement ne sera pas seulement social, il sera d’abord existentiel.

La vie sociale actuelle recouvre de son vernis des profondeurs d’angoisse, des terreurs parfaitement palpables. Paradoxalement, c’est en nous abîmant en nous-mêmes, en nous laissant tomber que nous retrouverons le monde, le monde commun. Et non dans une socialisation plus accomplie de la société. Ce qu’il y a d’inévitablement superficiel dans tout discours politique, le condamne aux oreilles de nos contemporains. Le « blocage total » se fera lorsqu’il n’éveillera plus le « spectre de la pénurie », lorsque l’angoisse économique du manque ne pourra plus servir d’épouvantail entre les mains des gouvernants, lorsque nous nous sentirons liés en vérité. On n’a jamais vu des millions de personnes se laisser mourir de faim, a fortiori des millions de personnes ayant lutté ensemble.

Alors, nous percevrons dans la mise à l’arrêt de l’organisation économique du monde non plus une menace, mais l’occasion enfin offerte de trouver d’autres manières de faire, d’accéder à une vie nouvelle, plus vivante, plus éclatante, enfin puissante. Cette sérénité-là, c’est elle, le « coup fatal ».

Oui mais, et l’Euro de football alors…

Vous voulez dire : un plan gouvernemental qui, à peine commencé, n’a pas l’air de se dérouler tout à fait sans accroc…,

Imaginons donc que cette destitution ait eu lieu, qu’est-ce qui se passe ensuite ? C’est quoi le jour d’après ?

La destitution, mais c’est d’ores et déjà cela qui est à l’œuvre depuis des mois dans chacune des rencontres, dans chacune des audaces qui font la vitalité de ce « mouvement ». La question du jour d’après, de ce qui se passe ensuite, bref : l’angoisse des garanties, voilà bien ce qui n’a aucun sens dans l’actualité intégrale de la mêlée. Comme disait l’autre, « Hic Rhodus, hic salta » : « C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter. »