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Ulrich Lebeuf, Tropiques du cancer | au risque du regard

mardi 5 juillet 2016


Notes sur Tropiques du Cancer – photographies de Ulrich Lebœuf,
avec des textes d’Alexandre Kauffmann.
Paru au printemps 2016 aux éditions Charlotte Sometimes

— la page du livre sur le site de l’éditeur
— le site du photographe


Exposition . Du corps, on sait le danger. La nudité du corps est dans son visage, exposé sans défense ; tout entier là, le visage. Les hommes possèdent quelques ruses, et les femmes, la sagesse. Sur les images d’Ulrich Lebeuf, l’exposition du corps prend le risque du corps, chaque image en explore les limites : sans visage, le corps est cette surface fragile et transitoire d’un désir, de sa morsure. Images qui, en ôtant le visage, prennent le risque de faire du corps un pur objet, et pourtant : et pourtant, image après image, cette évidence : que le plus fragile est le regard porté sur ce corps, que le plus terriblement à nue est cet œil qui vient ici se poser, et que le plus désespérément outragé est ce désir qui vient et contre lequel il va buter. Exposition de la lumière ici, qui joue comme la dignité du corps montré : exposition. Surexposition (les photographes possèdent aussi leurs secrets). Elle se lève comme à la fois le filtre et la protection : ce qui permet de voir et ce qui toujours nous en tiendra éloignés. Une leçon de désir qui est aussi la dignité féroce de ces images.

Visages . Et puis quand le visage surgit, il est l’enveloppe de son mystère : l’adresse de ce regard, comme il fore, fixe un point au-delà de nous qui est peut-être notre mystère – oui, on est sans défense. Quand le visage paraît, parfois dans la syntaxe pauvre du photomaton que l’artiste ici convoque pour mieux répudier, adresse multipliée, mais décalée – que regarde-t-elle, si ce n’est notre regard (Monika de Bergman est entièrement là), la sauvagerie qu’elle lance est une douleur.

Histoire . Dans ces regards, il y a aussi tout ce dont on est dépossédé : une histoire, leur histoire, qu’on devine, qui affleure. On saura plus tard, dans le livre, on l’apprendra en passant, que leur histoire est celle d’un amour comme les autres : c’est-à-dire sans exemple, sublime et simple. Qu’il ne se considère que dans la déchirure, l’après, la rupture. Et qu’à cette mort-là qui constitue immédiatement toutes ces images comme le chant élégiaque d’un temps aboli, nous appartenons aussi. Puissance de ces images qui dans la lumière crépusculaire et parfois sale des objets du présent nous renvoie la beauté de leur disparition : oui, c’est dans la fin des choses qu’elles lèvent leur beauté. Image d’un contre-jour, au pli du livre : un cyprès se dresse, comme en défi. Il n’y a pas de pierres tombales, seulement un pré inégal qui l’environne. Et les images autour minuscules et terriblement obsolètes de l’amour se dressent comme des stèles sans date, mais pourvues de toutes les mémoires, surtout les plus secrètes, qui lient le photographe à son désir, à son passé et à sa mort : à la vie puisée dans ces images et qui redevient possible dans leur mise à mort.

Composition . Beauté de la composition de l’ouvrage, sa fluidité de verre brisée. Chaque page est une coulée pour le regard qui vient à la fois se perdre et se renouveler : chaque page est une énergie conçue pour animer le désir de voir et la force de renvoyer sur ce regard l’énigme de sa perte. Dépense. C’est l’érotisme de Bataille : cette « substitution de l’instant ou de l’inconnu à ce que nous croyions connaître ». Et l’instant, dans ces pages disposés dans le hasard le plus précis, c’est (toujours Bataille), « : ce qui arrive. Par exemple l’éléphant, la colère, la ruée désastreuse d’un grand nombre d’éléphants, un embarras inextricable ». Ruée d’images et de désir, et dans cette perte sauvage, on est rendu : sans possédé aucun autre savoir que celui que le désir nous enseigne : celui d’un désir sans cesse nourri : écriture, « amour réalisé du désir demeuré désir » (René Char).

Nudité . Revenir sur la nudité des corps (comme le photographe inlassablement dans son geste y revient). Des corps, oui, tant ils sont légions, tant chaque image en donne la possibilité et l’accomplit, la traverse et la terrasse : l’exécute, en somme, comme un musicien une partition, ou un soldat son otage. Nudité affolée du corps : nudité qui recouvre tout le corps, comment le dire autrement ? Nudité des images qui s’offrent sans autre protection. Nudité du corps tranché, à vif, découpé sur le plan de l’image : mélancolie d’un corps perdu, celui de l’amour intégral, celui du temps où l’amour était vécu dans la totalité, et le don et le partage. Ici, la ligne de partage est une ligne de failles, qui brisent le corps en mille lignes : à l’orée du cou, d’un bras, d’une jambe. Corps coupé, mais pas comme dans les films qu’on dit pornographiques, corps soumis à la seule volonté de le réduire : ici corps constellation, corps déchiré comme jeté en pâture à la vie. Quand Orphée avait su que son amour était perdu pour toujours, il chanta comme un fou. Les Bacchantes, lasses de ce chant qu’on imagine inouï, le déchiquetèrent. La tête coupée du poète chanta, et, qui sait, chante encore.