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sagesse des arbres : de renier un mort ou méconnaître un Dieu

mardi 2 août 2016

On parlerait sous l’ombre de l’arbre devant le flot du temps passé avec l’eau du fleuve tranquille. Ce serait une vie, sa fin, quelque chose que rien ne pourrait recommencer. On parlerait ainsi des heures dans l’or tombé du soir comme un voile sur un corps endormi, lassé de l’amour. Ce serait ma vie, au soir.

On serait ces deux vieilles personnes dont je devine les cadavres intérieurs et les rêves impossibles : les deuils. Les vies tissées de joies immenses pour toujours recouvertes par quelques drames rares et puissants. La rivière devant elles s’éloigne vers la Loire, sauvage et déterminée à en finir avec la source des origines.

La Vienne a plusieurs sources : je le découvre en pianotant mon téléphone derrière ces vieilles personnes qui parlent doucement. Cinq au moins, qui viennent se perdre dans la montagne et s’emmêler quelques mètres aval. Mais l’endroit où la Vienne se jette dans la Loire, on le sait, le mesure, le nomme : à Candes, où Saint-Martin est mort, là où on a volé son corps la nuit. Je divague. Le fleuve continue son chemin incessant et les vieilles personnes échangent les banalités qui restent après un siècle.

Les arbres se perdent dans ces banalités dérisoires. Le ciel aussi. Je me souviens de ce passage où Proust évoque ces trois arbres qui portent en eux toute une vie perdue. Je le retrouve ce soir : je divague en bonne compagnie :

Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir.

Je me souviens de la tristesse infinie de ce passage sans me souvenir d’aucun détail. C’est peut-être cela lire : ne garder que l’émotion, et perdre ce qui l’a suscité. Ce pourrait être cela, vivre, un peu, de nos jours. L’aventure des siècles est tout entière la nôtre désormais : et nous ne sommes capables que d’émotion. Devant les arbres pourtant, et devant le fleuve, je n’ai pas renoncé à vouloir produire ma propre histoire, et voir de mes yeux les révolutions solidaires, être parmi elles. C’est la tâche de mes jours : traquer des champs de force qui pourraient désigner les territoires où aller, encore, s’enfoncer dans l’épaisseur des signes qui soulèvent. Un simple banc me suffit parfois, avec deux vieilles, très vieilles personnes, qui parlent lentement devant le fleuve leur vie passée – moi, silencieux, ravagé par la colère, le besoin terrible de n’être pas elles, pas encore, je me tiens et observe le vent dans les arbres et le souffle du fleuve qui emporte tout cela, dans le souvenir de Proust et le désir des émeutes.

Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir — trop tard, mais pour toujours — je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en revanche je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me demandant pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un Dieu [1]

[1Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II.