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épaves du vieux monde

samedi 15 octobre 2016


A vieille carte, nouvelle épave.

Dicton marin


Bob Dylan, "Things have changed" (2000)

En longeant le Vieux-Port de Marseille vers le théâtre, on remonte vers le Sud, on laisse l’Europe dans son dos, on fait face au large, il suffirait qu’on tourne les yeux pour voir de part et d’autre les Amériques et l’Afrique ; on respire enfin. On est plein de pensées pour le vieux monde qui sombre tranquillement, on se prendrait presque de pitié pour lui : mais non, on n’est pas si lâche. On marche seulement dans le désir de s’en éloigner.

L’épave est magnifique : même en retard, je prendrai le temps de m’arrêter, de regarder, et d’emporter avec moi son image. Le ciel est si lourd ; bientôt le vent passera sur tout cela, immense, et tout le jour balaiera la ville et les idées mortes. Devant moi, l’image parfaite de nos jours. L’épave récente du vieux monde.

Sur le pont d’un bateau, en pleine mer, j’imagine qu’on flotte au-dessus des villes miraculeuses et englouties et que gisent dans les tréfonds les richesses terribles des vaisseaux de tous les empires : oh, que le vent nous emporte. C’est l’enfance même : les bateaux remplis d’or, les carcasses quasi intactes, les hommes au-dedans des ventres des bateaux, bouche ouverte encore, immobiles, et auxquels seuls manquent les yeux où vivent et meurent tous les poissons du monde. L’enfance passe aussi sur ces images emportées.

Comment une mobylette a fini jetée par dessus bord ? Par quelle maladresse, quelle étourderie, quel drame ? Je pense aux vies scooter de l’ami Mahigan dans ses Asies, et comment la vitesse et la fluidité rythment la vie, étendent les espaces, scandent le temps. Ici, la mobylette sublime n’est qu’une image perdue de notre vieux monde englouti.

Ces derniers jours, ce vieux monde résiste : c’est à lui qu’on donne la parole pour parler de nos vies, de la vie terrible à laquelle on aspire, ou qui nous a appelés. Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour qu’ils aboient. Dylan garde le silence pour nous.

On remonte lentement les fleuves impassibles jusqu’à La Criée. Les épaves du vieux monde qui remontent à la surface témoignent seulement de ce qui a disparu à jamais. Certains croient dire le monde comme ceux qui voudraient enfourcher les épaves pour rejoindre leur home. Quelle autre direction que ce qui longe tout cela. On cracherait bien dans la mer, par pur respect.

Les épaves sont loin de tout cela. Des intellectuels prennent la parole pour insulter tout ce qui bouge encore, tandis qu’eux, immobiles dans leurs fauteuils ocres, ne savent pas que toute la vie les submerge déjà.

C’était jeudi soir ; le lendemain, le vent se lèverait, joyeux et intraitable, pour disperser tout cela.