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l’homme seul et la mer

vendredi 7 juillet 2017

Il ne se rappelait pas quand il avait commencé à parler à haute voix quand il était seul. Dans les jours les plus anciens, quand il était seul, il chantait – et il avait aussi chanté parfois la nuit quand il était de veille sur les caboteurs ou les bateaux pour la tortue. Il avait probablement commencé à parler à haute voix, quand il était seul, au moment où le garçon l’avait quitté. Il ne se souvenait pas. Quand il pêchait avec le garçon, ils ne parlaient en général que lorsque nécessaire. Ils parlaient la nuit, ou quand ils sentaient venir un orage par mauvais temps. C’était considéré comme une qualité de ne pas parler sans nécessité, à la mer, et le vieil homme l’avait toujours pensé ainsi, et respecté. Mais maintenant qu’il n’y avait personne que cela puisse ennuyer, il disait ses pensées tout haut.

Hemingway, le Vieil homme et la mer (traduction François Bon)


Beau, Who Pays The Ferryman ("When Butterflies Scream", 2017)


La mer recommençait de recommencer ce soir, emportait toute la semaine et sa fatigue, me lavait à grandes eaux de ce qui n’a pas eu lieu, des rêves, et de la bêtise des hommes, des lâchetés et des peurs, minuscules, immenses, des beautés parfois, rares, de l’absurde renoncement aux êtres et des absurdes courages qui nous prennent malgré nous et nous entraînent on ne sait où, dans des pensées égarées par exemple, et c’est au milieu de l’égarement et de ces pensées, qu’a surgi cet homme seul, dans la mer.


Personne ne devrait rester seul dans un grand âge, il pensa. Mais c’est inévitable. Il faut que je me souvienne de manger un peu de thon avant qu’il pourrisse, il faut que j’aie des forces. Souviens-toi, envie ou pas, il faudra que tu manges quand ce sera le matin. Souviens-toi, il se dit à lui-même.


Cet homme dont on ne voyait que le tronc – Minotaure étrange et idiot au milieu de la mer étale ; cet homme dont la solitude muette resplendissait tranquillement dans le vacarme de la plage proche, de la route, de la ville, de juillet déjà épuisant de cris. Cet homme comme on serait dans l’immense. Un simple type au milieu de ce qui pourrait nous soulever mais ne le fait pas.


Il ne peut pas savoir qu’il a affaire à un seul homme, et non plus qu’il s’agit d’un vieil homme.


Un homme nu au milieu des choses, qui semble attendre ; il n’y a rien à attendre pourtant, on voudrait lui hurler : un homme dont on voit immédiatement la lâcheté d’attendre ; un homme qui reste là, mains sur les hanches tandis qu’aucun monstre ne surgit ni tempête, un homme qui croit qu’aucune tempête n’est prête à l’engloutir, un homme plein de foi et de morgue : l’arrogance de l’homme qui ne sait pas que le monstre sous ses pieds approche : un homme comme nous, un homme dont on ne voudrait pour rien au monde ressembler.

Il regarda la mer et sut comme il était seul. Mais il distinguait les prismes de l’eau sombre et profonde, et la ligne qui le tirait vers l’avant, et l’étrange ondulation du calme. Les nuages s’accumulaient maintenant sous le souffle de l’alizé, et quand il regarda droit devant il aperçut un vol de canards sauvages comme découpés contre le ciel et l’eau, puis s’effaçant, puis nets à nouveau et il sut qu’aucun homme n’était jamais seul sur la mer.


Un homme pourtant. Ce soir, lisant je ne sais pas pourquoi (je sais pourquoi ; pour la solitude de l’homme) Le Vieil Homme et la mer, je pense à ces jours et à ce qui s’achève en eux : je pense à ce qu’il faudrait commencer désormais : ce soir, cette nuit, peut-être l’homme est encore au milieu de la mer, debout, et pleure, ou rit, ou ne fait rien que d’être là, confondu avec la nuit, invisible dans l’immobilité des choses obscures.

C’était trop beau pour durer, pensa-t-il. Je préférerais que ce soit un rêve et que je n’aie jamais ferré ce poisson et que je sois tout seul dans mon lit sur les vieux journaux.