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l’illusion comique [Avignon #5 et fin]

vendredi 27 juillet 2018

Avignon, on dépose le bilan [1].

« À l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités » (Artaud), on pourrait bien sûr parler des spectacles puissants et ravageurs, ceux qui proposent autre chose que des spectacles, mais des expériences ; on pourrait parler des spectacles aussi : ceux qui bavardent la langue ou racontent l’édifiant récit du monde dans ses propres termes (« l’œuvre comme image du monde, de toute façon quelle idée fade » (Deleuze)) ; on pourrait s’en tenir aux grandes lignes, celles qui dessinent une sorte de carte entre les identités du genre (qui font genre), le souci des communs qui ferait politique (sans qu’on sache vraiment laquelle) ; on pourrait s’en tenir aux critiques, et en faire : après tout, c’est notre « rôle », on le joue comme notre vie même : on parlerait des spectacles sons et lumières de la Cour d’Honneur qui rivalisent avec ceux du Puy du Fou, sans la folie, et sans la profondeur d’un puits ; on parlerait de la revendication tragique – qui était l’autre thème de l’année –, et on aurait beau dire que le tragique n’est pas la tragédie, ni la fatalité mimée par grands gestes : que le tragique serait plutôt ce face à quoi la lutte prend corps – « Moi qui n’aime rien tant / Que l’insatisfaction devant ce qu’on peut changer / Rien ne m’est plus haïssable / Que la colère devant l’immuable. » (Brecht) ; que la colère ne peut se tenir digne que devant ce qu’on peut changer, et qu’en dehors, il n’y a que la consternation, et le dos tourné vers d’autres vies à conquérir.

On pourrait parler longtemps des conquêtes et des vies de moins. On marche dans Avignon en évitant les balles perdues et les spectacles peu désirables. On se demande comme chaque année si on reviendra.

On regarde alors les informations, nous qui vivons à contre-jour, pour prendre des nouvelles du monde, et le monde vieux nous renvoie à sa sénilité.

Ainsi un homme a joué le rôle de policier pour tabasser un autre, et l’État vacille pour l’usurpation du rôle, non pour le tabassage. Les mêmes gestes assénés au même homme, mais par quelqu’un qui aurait été dans « son rôle », et c’était la loi qui s’appliquait avec fermeté et humanité. Oui, le théâtre du monde s’accomplit sans grâce, les acteurs jouent sans effort, les souffleurs sont visibles depuis les poulaillers. La vis comica est le moteur de l’Histoire : les ficelles sont des cordes dont on doit taire le nom par superstition. Plus on perçoit les coulisses, plus la scène apparaît pour ce qu’elle est : une scène, où ceux qui la peuplent « disent le texte comme un enfant récitant une leçon avec une forte envie de pisser, qui va très vite en se balançant d’une jambe sur l’autre » (Koltès) : voilà.

Nous sommes gouvernés par les pires comédiens de notre époque, et pourtant comme ils sont nombreux ceux qui rivalisent avec eux. Nous autres, nous allons au théâtre pour une seule raison : sortir quand le spectacle s’achève. Non partager la commune appartenance d’un temps hors-temps, mais pour faire face à notre présent. Ecrire, ensuite, traverser l’expérience et arracher en elle des raisons de ne pas mourir. Elles manquent parfois. Parfois, elles soulèvent. Souvent, elles désarment. On regarde de nouveau les informations en temps réel. Les acteurs qui s’ébrouent sont nos représentants. La représentation est tristement l’image du monde : navrante, arrogante, et sans joie.

On reviendra peut-être l’année prochaine prendre le pouls du monde et le nôtre : s’il bat encore, on l’espère avec plus d’art que le vrai faux policier, on écrira encore, rageusement, simplement, avec le seul désir de traverser la vis comica de l’époque, et d’en arracher les expériences qui font vivre.


Portfolio

[1texte écrit en édito de clôture pour le site L’Insensé, collectif de critiques