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la tentation de l’abandon

mardi 21 août 2018

Une ivresse belle m’engage / Sans craindre même son tangage / De porter debout ce salut
Solitude, récif, étoile / À n’importe ce qui valut/ Le blanc souci de notre toile.

Mallarmé, Salut


Bod Dylan, Abandonned Love
(en public 1975)



Une solitude : cette maison au milieu de rien, abandonnée. Devant une telle maison, on rêve, comme par exemple au mot abandonné. Il revient sur nous. C’est nous soudain qui le sommes, abandonnés face à elle. Par quoi ?

Ce qu’on abandonne nous appartient encore. Ce à quoi on renonce dépose en nous le creux du manque qui rend la solitude lourde, pleine, insupportable.

Devant une tel mot, on se réveille : l’autoroute tout près charrie le déluge de vacanciers qui vont s’abandonner au soleil, les corps nus sur le sable, tout ce qui est évidemment insupportable aussi : on songe à ce qu’il faut comme souffrance à une civilisation pour la conduire, une fois l’an, vers le bord perdu des choses où la mer se jette contre la terre, et se jeter à son tour contre la mer, se livrer nus aux regards de tous, se plonger dans l’eau, hurler, laisser les enfants hurler, cuire la viande sur la braise, boire, hurler encore, dormir longtemps – appeler ça des vacances, quinze jours qui justifient toute l’année de s’abrutir devant des tableaux Excel, quinze jours arrachés aux tableaux Excel, quinze jours abandonnés au reste.

Je passe chaque jour devant la plage de Pointe Rouge, si abandonnée l’hiver : pendant deux mois, chaque mètre est occupé par un corps. Le corps l’occupe comme on occupe des enfants : en hurlant donc, ils hurlent de réclamer du repos. Je passe sur les hurlements aussi et je pense à la maison abandonnée près de l’autoroute, au sud de Salon de Provence.

C’est toujours la tentation : abandonner. La solitude comme une solution commode à l’existence. Trouver un lieu du monde où on se tiendrait loin du monde. On serait abandonné, on s’abandonnerait à l’abandon. On serait sauvé. On serait seul.

Puis, la mauvaise conscience revient : la lâcheté de l’abandon. La maison seule au milieu du champ expose sa morgue stérile. Seule, oui, abandonnée, oui, bientôt dévorée par la jungle. Indifférente aux saisons, aux pluies : bientôt redevenue de la terre.

Ce qu’on livre à l’abandon, à la sauvagerie du temps ne nous délivre pas du monde.

Devant la solitude de la maison, je pense alors à cette tentation, celle de renoncer à la partie, d’abandonner ; je pense alors à l’effort de lutter contre elle. Il faudrait la vie comme un mouvement de la solitude vers ce qui la nie ; il faudrait la vie comme ce geste d’abandonner successivement le monde et l’abandon au monde. Il faudrait, oui, peut-être cela : abandonner l’abandon, pour mieux y revenir, mieux l’abandonner.

Je pense à cela, devant la maison abandonnée sur laquelle tombera bientôt l’orage, dans les bruits de l’autoroute, les cris des cigales, les bavardages du réel, les lâchetés politiques, les courages d’affronter les lâchetés, tout ce qui manque, tout ce qui se refuse, tout ce qui m’éloigne tout à la fois de l’abandon et de son abandon, toute la solitude qu’il faudrait pour renoncer à la solitude. L’orage est tombé sur cela. Il n’a pas plu. Je suis rentré.