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sur la ligne de crête

vendredi 5 octobre 2018


Ils pleuraient des larmes silencieuses ; ils sentaient vaguement que je n’étais plus le même, devenu inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître quelle funeste résolution m’avait fait franchir les frontières du ciel, pour venir m’abattre sur la terre, et goûter des voluptés éphémères, qu’eux-mêmes méprisent profondément.

Lautréamont, Chants de Maldoror, Chant Troisième


M83
Outro (2011)



J’ignore tout des lois qui soulèvent la terre, tout des principes et des résistances, tout de l’histoire des soulèvements, de la nature des corps écrasés ou vainqueurs, tout de ce tout des choses où je vais sous l’épuisement et la chaleur d’octobre, sauf que la pierre sous mes pas est le seul chemin, et que la seule chose qui me retient de me jeter dans le vide est la superstition qui me fait croire que mon corps sera précipité au sol par je ne sais quelles autres lois, sans doute contraires à celles qui président aux soulèvement des pierres.

Le ciel est une injure à tout ce qui n’est pas lui ; et la mer qui vient battre tout près est l’autre blasphème. Entre les deux, on doit bien organiser le mouvement des voitures et des jours, des siècles qui passent entre deux massacres, et souvent par dessus eux, et en travers des siècles parfois des corps qui les récusent de toute leur force, leur opposent d’autres qu’ils habitent en secret et ils nomment cela le désir, ou le livre, ou l’amour réalisé (du désir), ou la lutte, ou bien d’autres mots que j’ignore parce que je suis fort mauvais poète et dans mon adolescence encore.

(Ici, un paragraphe plus court, rapide comme le tonnerre, qui porterait sur un train fuyant vers les plaines de Russie et le Pérou ; j’aurais une simple valise et un carnet noir, les plans pour renverser le monde et celui pour rejoindre les lacs perdus.)

Les cairns qui parsèment l’époque sont peu nombreux ; les hommes d’ici s’acharnent à construire sur eux des aéroports, des villes ignobles, des routes pour relier des routes. On a tant besoin de ces cairns qui marquent les crêtes, les routes, les passages. Bien sûr, il y a la mélancolie qu’on éprouve au milieu des terres qu’on croyait sauvages et qui sont marquées par d’autres passés ici avant nous. Bien sûr, il y a l’orgueil froissé, et la rage de voir le monde perdu. Il y a aussi le sentiment de n’être pas seul par delà les années et les histoires, et dans nos solitudes, ces pierres sont des armes.

« Lorsque la frontière entre la vie et la mort est brisée. C’est alors qu’il se passe quelque chose. » La phrase de Gatti, sur la crête instable du massif des Calanques, je la redis en moi et elle sonne étrangement – comme quand on pose ses mains sur un instrument qu’on découvre, et qu’on joue d’anciennes partitions, que la musique occupe l’espace de la pièce, qu’elle la transforme, qu’elle la renouvelle. À la frontière du ciel et de tout ce qui n’est pas le ciel, il se passe quelque chose qui n’a pas encore eu lieu. La pensée qu’en jetant le monde d’en haut, il s’évanouirait en heurtant le sol ; mais où ?

Les cairns qui recouvrent le monde ne disent pas qu’il est totalement découvert : ils disent que ceux qui sont passés par là disaient à ceux qui les suivraient : par là, une route existe, mais on ne sait pas encore où elle mène, puisqu’elle se dresse devant nous aussi, prenons là comme on prend une décision, ou comme on prend une ville, ou d’assaut le ciel.


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