arnaud maïsetti | carnets

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derrière le monde

mardi 26 mars 2019


Derrière le monde, il y aura un arbre
aux feuilles de nuages
et à la cime d’azur.

Ingeborg Bachmann,
Toute personne qui tombe a des ailes



Sous la super lune, des phrases déposées sur le sol — qu’en reste-t-il ? En sortant du théâtre, la première pensée était contre le théâtre (si ça ne devait être que cela : dire ce que l’on sait, ce contre quoi on se lève le matin et qui nous fait coucher le soir) ; la seconde, sur les marches, au milieu des phrases éparpillées qui achevaient l’hiver, je ne saurai pas la dire.

La pensée disait peut-être : on aura au moins passé l’hiver.

Je réalisais soudain que c’était le printemps, et même je le disais. Est-ce que le printemps a effacé ces mois ? Est-ce que rien n’a eu lieu que le froid. Je porte encore une écharpe au cou pourtant, et l’odeur de l’hiver me tient chaud.

Dans son écorce en ruban rouge de soleil
le vent taille notre coeur
et le rafraîchit de rosée.

Lyon, presqu’île. Marcher tard le soir dans les quartiers inconnus. Les silhouettes au café vivent d’autres vies ; ils jouent aux cartes aussi ; ils appartiennent à leurs rêves qu’ils ne savent pas vivre, aussi. En partant, regard vers ce groupe d’amis d’où un couple se détachait, je crois bien qu’ils pleuraient.

Moi aussi, devant les images du film, vers le tiers du film, quand tout s’effondre, comment ne pas céder : je cède aux larmes.

Samedi, au parc : les hurlements de joie des enfants — on est de ce monde. On est aussi du monde où il existe encore des hommes vivants pour témoigner de comment Brecht travaillait (dans le calme). C’est le même monde. On est du monde des hurlements et du monde des insultes du pouvoir chaque jour. On est de ce monde des phrases autour de soi déposées sur les marches du théâtre, sous la superlune, et qu’il faudra bien les ramasser et les emporter avec soi pour le reste de la vie. On est de ce monde des pentamètres ïambiques intraduisibles. On est de ce monde aussi des mots comme ultième. On est du monde laissé par Heiner Müller et par Chenoz. On est du monde qu’on ne laisse pas. On est de ce monde des colères qu’on ne voudrait ne jamais voir mortes en nous. De ce monde qui demande pardon. On est de ce monde qui repousse sur lui-même, comme si rien n’avait eu lieu. On est de ce monde qui voudrait secrètement que quelque chose ait eu lieu, de ce monde du désir que rien ne soit effacé.

Derrière le monde, il y aura un arbre,
à sa cime un fruit
dans une peau en or.