arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > infusez davantage

infusez davantage

lundi 22 avril 2019


Les pieds n’approuvent pas le visage, ils approuvent la plage.

Henri Michaux, Poteaux d’angle



Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage.
H.M.

C’était la phrase dans la chambre de l’internat : je l’avais déposée pour l’évidence et pour l’énigme. En me faisant le thé aux agrumes, je me la disais en moi-même, pour en percer le secret. L’évidence et l’énigme me poursuivent encore toutes deux jusqu’à l’obsession. On me fait le reproche — je ne sais si c’est un reproche, je le prends comme cela, et j’ai sans doute tort — à plusieurs reprises et sur différents fronts de ma vie ces derniers temps de vivre dans l’espoir. Ou est-ce d’espérer ? Je ne sais pas. Et je ne sais pas répondre. Je voudrais dire : Non, ce n’est pas de croire, non, mais c’est peut-être de vouloir que chaque chose possède sa plénitude et son devenir possible : que de chaque chose infuse ce qui rendra possible autre chose ? Dans la nuit, espérer le jour : et traverser le jour dans la certitude d’aller vers la nuit. Et ce n’est pas nier le jour ou la nuit — mais une façon de tendre vers ce qui le renversera en lui donnant son sens, ou sa force.

L’enseignement de l’araignée n’est pas pour la mouche.
H.M.

C’est le piège du sens : celui de la peur — celle que le jour pourrait ne rien produire d’autre que du jour, et encore. La peur que tout ait été effacé de ce qui a donné cette nuit où je marche, et où ? Ici. Oui, je sais bien : il faudrait s’en tenir à la joie nue d’être au présent : oui, il faudrait que le monde soit simplement cela, oui : cette part de terre que recouvre mes pas, et les tiens : que le réel soit ce territoire partagé par nos ombres qui, dans le noir, avancent d’un pas peu pressé vers le prochain café ouvert, et s’il n’y en pas, on rentrera.

Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère les corriger. Qu’irais-tu mettre à la place ?
H.M.

Je recopie ce soir des phrases de Michaux pour les apprendre par cœur, et je sais que je les oublierai demain : cette nuit (que je les ai déjà oubliées ?)

Qui laisse une trace, laisse une plaie.
H.M.

Ces phrases ne consolent de rien — rien ne console de rien [1] —, seulement elles nomment ce que j’ignore et m’affecte. Il y a dans ces jours une étrange et puissante conjonction des forces qui agissent sur le monde et en soi. Il faudrait ne pas être poreux aux saccages du réel : comment ne pas l’être ? Et puis, on ne décide pas d’être imperméable aux violences, surtout quand, insidieusement, il se pourrait qu’on y participe, au moins en ne les prévenant pas. Ce sont des jours pleins de honte aussi. Qu’en faire ? Si possible, pas du remords ; si possible, pas de la bonne ou mauvaise conscience : pas de la conscience du tout même. Si possible, pas des phrases. Si possible seulement de la marche dans la ville pour la repousser.

Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d’être, sans doute.
H.M.

J’espère donc, et c’est ma faute. Encore ces réflexes absurdes de la faute et de la culpabilité qui portent tout l’arrière-monde et la transcendance stérile des espérances aux horizons éclaircis. Non, pourtant : je ne crois pas aux horizons meilleurs, je sais pourtant que je ne peux agir qu’en vertu de ce que je pourrai postuler. Aller vers la lumière non pour la lumière, mais pour aller ? Je sais la beauté du feu d’artifice qui se consume en se faisant : et je l’admire, et j’envie son intensité ; je m’y frotte aussi, je sais la force de m’y incendier. Mais le feu possède sa cendre : et sa braise froide me ramène à la vie.

Ce que tu as gâché, que tu as laissé se gâcher et qui te gêne et te préoccupe, ton échec est pourtant cela même, qui ne dormant pas, est énergie, énergie surtout. Qu’en fais-tu ?
H.M.

C’est la seule question qui vaille : elle brûle davantage que la braise, froide ou brûlante.

Tu peux être tranquille. Il reste du limpide en toi. En une seule vie, tu n’as pas pu tout souiller.
H.M.

La tranquillité n’est pas mon affaire ni mon métier. L’ami qui souhaite ardemment sortir du cycle des désirs pour mieux vivre, je ne saurai jamais le comprendre — ni comprendre cette vie ainsi arrachée, à ce prix conquise, ravagée. Quand je saigne, je regarde toujours le sang tomber avec une certaine curiosité : ainsi suis-je encore ce vivant, liquide et attiré par la gravité, la chute des corps ruisselants. Je ne sais pas si un corps décharné de désir peut saigner. Je ne le crois pas, et de toutes mes forces.

L’espoir ? C’est de revoir la nuit, le jour ; et le jour : passer par-dessus le soir, et lentement marcher dans la nuit qui ne cessera pas d’être ce qui a lieu pour que le jour se dresse, comme un désir du corps vers le corps qui le désire encore.

Ne faites pas le fier. Respirer, c’est déjà être consentant. D’autres concessions suivront, toutes emmanchées l’une dans l’autre. En voici une. Suffit, arrêtons là.
H.M.

[1Rien