arnaud maïsetti | carnets

Accueil > FICTIONS DU MONDE | RÉCITS > Des vies noires > Vies #1 | Corps noir de Rimbaud

Vies #1 | Corps noir de Rimbaud

samedi 18 mars 2017

Des vies comme si elles suffisaient. Mais non.

Des vies comme si nous étions de l’autre côté d’elles : que nous étions ceux qui les regardaient d’un œil noir et les regardant disaient : nous, nous sommes vivants aussi de toute cette vie perdue, et nous allons dans ce monde peut-être avec le regard noir de ceux qui demeurent immobiles dans le temps, sans leçon pour les vivants, noir de visage dans la nuit perdue.

Des regards noirs qui se posent sur nous, nous en faisons notre peine et notre force d’aller malgré elle dans cette vie qui peut-être commence au lieu où elle finit chaque soir. Des regards noirs sur des visages noirs, on puise cette force qui rendrait possible le monde, qui le rendrait, pourquoi pas, souhaitable.

Alors on reste longtemps plongé dans le regard noir de vies perdues, pour le secret qu’on sait déposé, là, le secret qui s’échappe à mesure qu’on le fouille, regard noir sur visage noir, tout ce qui dans le noir prend la couleur terrible du temps qui maintenant a commencé pour nous et devant lequel nous nous tenons, seul, debout, avec l’Histoire en partage, en lambeaux, comme une ombre tirée sur le sol de villes bâties par ceux qui nous rêvaient tels que nous ne serons jamais.


La scène est à Sheikh-Othman – à quelques kilomètres au nord d’Aden, dans cette étrange pointe où le Yemen semble l’extrémité du monde, l’enfer.
La date n’est pas connue. Peut-être janvier : peut-être 1883. Ni le jour, ni les noms de ceux qui posent pour l’éternité des astres ne seront jamais connu – seules on peut nommer la fatigue et la couleur du visage déposé sur le regard de l’homme qui sur la gauche sera bientôt mort sans nous.

On peut deviner la chaleur aussi, on devine la fragilité du temps passé comme une couleur. Si la photo est médiocre, dira-t-il à sa mère, c’est que l’eau qui sert à la révéler est mauvaise. L’eau qu’on boit avec laquelle on se lave : donne au corps et à la photographie la teinte passée et le regard noir. Derrière, des arches d’un palais qui n’est qu’un hôtel : l’hôtel de l’univers (le nom ne s’invente pas, rien ne s’invente). Dans cet hôtel de passage, est-ce qu’on peut trouver le sommeil ? Est-ce qu’on peut trouver quelque chose qui arrêtera les pensées, et la chaleur, et la peine d’être un marchand ardennais dans l’enfer d’Aden.

Aux côté de celui qui porte sur nous le regard noir du secret, sont les hommes qui possèdent le monde et l’univers entier. Ils ont le casque colonial, l’habit colonial, le regard colonial, la moustache et le fusil colonial, le grotesque colonial, blancs.

Ils savent que le temps est le leur, ils savent que la vie leur appartient : et de ce côté de la mort où ils sont désormais, ce monde est d’autant plus le leur.
Sur les marches, on pose avec les fusils avant de partir à la chasse aux lions, aux lièvres, au ciel, à tout ce qui remue sous le soleil et qui à leurs yeux de conquérants ne doit servir qu’à la mort.
 Nous, on regarde longuement ces hommes en habit colonial, armes aux pieds, qui nous regardent.

Parmi eux, l’homme debout, celui dont le regard noir est un secret, fusil en main, est le seul qui a la tête nu et le visage scellé, bras gauche replié dans un geste invisible, élégance inutile, raffinement de sauvage : il nous regarde plus terriblement encore.

La main qui tient le fusil était celle qui – c’était une autre vie –, avait tracé sur quelques mauvaises feuilles quelques mauvais mots qui avaient pu déchirer l’espace de quelques solitudes ; désormais pour toujours nous nous tenons de ce côté du fusil, et de ce côté des mots, de ce côté secret et terrible du regard noir au milieu d’hommes en habit colonial.

Corps noir de Rimbaud. (j’aurai de l’or, disait-il, il n’aura eu qu’un fusil, et le cheveu court, et quelles rêves pour nous autres ? Et sur l’image à la couleur passée qu’il nous envoie outre-tombe à intervalle régulier, l’or du temps passé posé sur l’image nous dévisage aussi)

Fusil noir de Rimbaud (mince comme un bras, une jambe sur laquelle s’appuyer quand elle fera défaut.)

Sang noir de Rimbaud (on ne sait pas quelle bête il a manquée ce jour-là.)

Voix noire de Rimbaud (l’accent des Ardennes en Harar, l’avait-il encore, et ses insultes ?)

Sourire noir de Rimbaud (on ne le voit pas.)

Mots noirs de Rimbaud (« Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Connais-je encore la nature ? me connais-je ? — Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant. »)

Néant lumineux et noir de Rimbaud dans lequel chaque jour se lève et retombe et nous laisse chargé de ce silence-là et de ce regard-là, tournant dos à l’hôtel de l’univers et nous faisant obstinément face.