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Koltès | « Comme un ange au milieu de ce bordel »

Préface des œuvres complètes en Italie

dimanche 15 décembre 2019

Parution chez Arcadia du premier volume des œuvres complètes de Bernard-Marie Koltès en langue italienne :

 Le Amarezze (Les Amertunes) (1970) — traduction de Marco Calvani
 L’eredità (L’héritage (1971) — traduction de Marco Calvani
 Lotta di negro e cani (Combat de nègre et chiens) (1978) — traduction de François Bergamasque
 Quai Ouest (1983) — traduction de François Bergamasque
 Nella solitudine dei campi di cotone (Dans la solitude des champs de coton) (1985) — traduction d’Anna Barbera

J’y propose cette préface — et grand merci à Antenolla Questa pour l’invitation.


Préface

« Comme un ange au milieu de ce bordel »

La nuit, la pluie, un homme saisit le bras d’un passant, d’un inconnu. Il le retient de toutes ses forces par tous les mots qu’il peut en lui disant tout ce qu’on ne dit pas à un inconnu, dans la nuit alors qu’il pleut. Est-ce une demande d’amour ? Sans doute. La demande trouve des chemins de traverse pour se dire : elle passe d’abord par raconter la nuit, la ville autour, la pluie qui tombe, la brutalité de ce monde, la colère contre son injustice, le désespoir aussi, et la force de lutter face à lui. Pendant qu’il parle, l’autre garde le silence comme on garde un secret. La pluie tombe. Le temps passe qui emporte tout. C’est une seule phrase, une longue coulée de temps et d’émotions qui charrie toute une expérience secrète de l’amour comme on ne peut pas le dire, de la solitude comme on voudrait la briser en la partageant, des complots qu’on aimerait inventer contre les logiques violentes du monde. C’est une pièce sans d’autres espaces que celui qui se lève dès le premier mot ; sans autre durée que celle de la phrase ; sans autre réplique que le silence. C’est un théâtre dont l’évidence désarme le théâtre. C’est la nudité de la parole. C’est la rencontre comme un théorème. Et c’est la tendresse en dépit du bon sens. C’est une écriture qui fonde tout un art, un monde, et l’homme qui la forge et s’y affronte. C’est La Nuit juste avant les forêts.

L’auteur dira que c’est sa première pièce.

Comme pour bien des premiers textes, tout y est amassé dans un champ de forces. Les thèmes et les accents, les obsessions, les douleurs, la pensée rageuse qui politiquement dévisage, la douceur intraitable vouée à notre égard, l’intransigeance d’une douleur de vivre et sa joie.

Tout le théâtre et la vie de Bernard-Marie Koltès s’y trouvent emportés.
1977 est donc l’année fondatrice. L’auteur a 29 ans. Il écrit rapidement cette Nuit pour son ami acteur Yves Ferry, et cet été-là tous deux prennent la route d’Avignon pour faire entendre ce texte. Ce ne sera pas dans le cadre prestigieux de la programmation officielle du Festival. Mais dans ses marges. Tous les ans s’organise en effet un Festival Off, lieu où plusieurs centaines de compagnies d’amateurs luttent pour jouer devant quelques dizaines de spectateurs. Koltès — auteur inconnu — est de ceux-là. La Nuit juste avant les forêts est dite devant quelques spectateurs, une poignée d’abord, puis de plus en plus nombreux. Ce n’est qu’un début.

Ce n’est pas seulement une année fondatrice : c’est aussi un tournant. La pièce s’ouvre sur l’angle de rue au détour duquel l’homme qui parle trouve l’inconnu. C’est cet angle-là aussi que prend l’œuvre de Koltès alors.

Car il ne s’agit pas vraiment de son premier texte. Si l’auteur l’affirme, c’est parce qu’une œuvre telle que celle de Koltès s’est écrite aussi dans la fiction de sa propre invention, fictions qui recouvrent la vérité des faits, mais qui ne sont pas moins vraies pour comprendre les liens qui unissent une vie à l’œuvre. Ces arrangements avec la vérité sont l’autre œuvre de Koltès puisqu’il sera l’auteur de ce récit-là également. À ce moment, il était sans doute conscient de la direction nouvelle que prenait son écriture et qui l’engageait pleinement ailleurs : sur des pentes plus brutales, plus urbaines, plus directes. Mais c’est oublier les années qui précédaient et qui ont été déterminantes pour comprendre le sens de cette bifurcation et sa portée véritable.

Il faudrait revenir presque dix ans auparavant.

1968 est l’autre année fondatrice, l’autre tournant : l’autre bifurcation. C’est une année d’insurrection et de choix. L’époque est à la révolte. Celle de Koltès est tout autant tranquille que radicale. Issu de la bourgeoisie catholique de province, cadet d’une fratrie de trois garçons, le jeune Bernard prend bien soin d’annoncer à ses parents sa volonté de quitter les bancs de l’université de Strasbourg où il a commencé des études de journalisme, pour s’engager dans le théâtre. En début d’année, il a assisté à un spectacle qui l’a bouleversé : Medea, d’après Sénèque, de Jorge Lavelli. Maria Casarès le sidère. C’est décidé, il fera du théâtre. Il a vingt ans et choisit de passer le concours d’entrée de la prestigieuse école du Théâtre National de Strasbourg. Il échoue. Tant pis : il prend la décision de se former lui-même à l’art dramatique. C’est donc seul qu’il se donnera ses règles : celle d’écrire, de jouer, de mettre en scène.
Seul ? Koltès est entouré d’un groupe d’amis qui forment avec lui le « Théâtre du Quai ». Avec ce groupe, il travaillera avec acharnement à la construction d’un théâtre radical aux frontières de l’expérimentation. Dans l’écriture, et dans la mise en scène, il pousse le théâtre dans des retranchements insensés. Théâtre mental, ou onirique, tout aussi proche de l’expressionnisme du cinéma allemand que de Pasolini ou de Grotowski, les pièces de ces années paraissent intempestives. Elles resteront inédites, et ne seront publiées que dix ans après sa mort.

Avec le Théâtre du Quai, Koltès se forge une langue. Mais il la fabrique par approches successives. D’abord, il n’écrit pas, mais propose des réécritures. En 1970, Enfance du romancier russe Maxime Gorki lui offre l’occasion d’une première pièce : ce sera Les Amertumes. En 1971, il compose successivement deux pièces : La Marche d’après Le Cantique des Cantiques et Procès Ivre, d’après Crime et Châtiment de Dostoïevski. À chaque fois, Koltès s’attaque à un monument qu’il admire, auprès de quoi il voudrait rivaliser et qu’il désirerait surpasser. Il se mesure aux romanciers russes et à la Bible parce qu’il n’y a rien de plus haut dans la littérature à ses yeux, et parce que ces œuvres sont autant de questions, poétiques et mystiques, qui exigent qu’on s’y affronte à vingt ans. Ce sont aussi des défis pour la scène. Ces pièces sont ainsi comme des partitions pour le metteur en scène qu’il est aussi, qu’il est surtout ces années-là. Dans un temple protestant près des quais de Strasbourg, Koltès monte ses spectacles sans moyens, mais avec ambition. Et sans écho véritable.

En 1972, nouveau virage : il quitte Strasbourg pour s’installer progressivement à Paris, et écrit cette fois des pièces sans point d’appui. Il peut compter sur le soutien d’une figure du théâtre français, Hubert Gignoux, directeur du Théâtre National de Strasbourg, qui a été séduit par les textes et la personnalité de Koltès au point de lui proposer d’entrer — sans concours et avec une bourse — dans l’école. Koltès s’y forme vaguement à la lumière, avant de poursuivre ses recherches avec ses propres comédiens. Mais le lien avec Gignoux n’est pas rompu : il se renforce même. Il le suit à Paris. Et c’est grâce à lui qu’il fait des rencontres. Notamment le journaliste et homme de théâtre Lucien Attoun, qui propose à la radio nationale, des pièces de jeunes auteurs de théâtre. Koltès écrit une première pièce pour la radio, L’Héritage — Maria Casarès, joie suprême, prête même sa voix à l’une des personnages —, puis une autre, en 1974, Des Voix Sourdes. Mais il n’a pas renoncé à s’imposer sur les planches à Strasbourg : en 1973, il a écrit Récits Morts pour le Théâtre du Quai, sans plus de succès.

Malgré les difficultés, l’absence de reconnaissance, le désir d’écrire est immense et pluriel. Dans la foulée du spectacle de Récits Morts, Koltès tourne un film à partir du scénario de cette pièce. Comme pour le théâtre, il n’a jamais appris l’art de tourner. Il expérimente donc. Ce sera La Nuit perdue, tournée l’été 1973, et qui reste encore à ce jour inédit. À l’écran, on voit la trace du travail que conduisait alors Koltès sur ses acteurs : la folle exigence, la précision manifeste, l’extrême aridité de la forme, et la puissante nécessité de dire, par une poésie violente, la rage d’exister. Dans le film, on voit également l’amour du cinéma qu’il éprouvait — et éprouvera toute sa vie — davantage qu’à l’égard du théâtre. Admirateur de la nouvelle vague française — Godard plus que Truffaut —, et du néo-réalisme italien surtout, Visconti ou De Sica, Koltès sera un spectateur assidu de cinéma, de tous les cinémas, des œuvres de Tarkovski aux films les plus populaires, des grandes productions américaines aux cinémas de genre asiatiques, films de kung-fu dans lesquels joue ce qui sera son idole : Bruce Lee. Ce qu’il regarde par-dessus tout : le regard que posent les metteurs en scène sur le monde, et le corps des grands acteurs, en premier Marlon Brando ou Al Pacino.

Le film marque une rupture, une autre. Le Théâtre du Quai se disloque. Les amis se dispersent. Koltès s’aveugle et tient à poursuivre un travail qui n’intéresse plus que lui ou presque. Il tente une ultime réécriture, comme un dernier sursaut. Le jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet en 1974 ne sera même pas monté, faute d’acteurs. Entre Strasbourg et Paris, metteur en scène sans troupe et écrivain sans théâtre, déchiré entre le désir et le désespoir, Koltès est dans une impasse. Si la tentative de suicide de cet hiver noir témoigne de ces échecs, elle signe aussi le début d’un nouveau sursaut.

Dès le début d’année 1975, Koltès entame l’écriture d’un roman. Il s’y réfugie pendant deux ans, comme pour conjurer le mauvais sort. C’est à cette époque que date l’engagement dans le Parti communiste français, qui est une autre façon de faire résonner sa solitude en la reliant à d’autres. Sans doute sous l’incitation d’Hubert Gignoux, mais porté aussi par une conjoncture qui porte les mouvements révolutionnaires aux portes du pouvoir en Europe, ou en Amérique centrale, Koltès milite comme en écho à son écriture, travaillé dans la perspective de nouvelles solidarités hors des logiques marchandes de ce monde. Mais cet engagement creuse aussi une déchirure qui le bouleverse.

Fils de militaire, issu de la bourgeoisie catholique de province, cadet de famille, le jeune Bernard a été élevé dans un collègue jésuite à Metz, où il est né le 9 avril 1948. Enfant de chœur, scout, fervent pratiquant et élève discret, il ne brille pas dans ses études, mais sa singularité est remarquée : un de ses enseignants le met en garde contre sa tendance à faire de chaque exercice littéraire une expérience.

Sur toutes ces années règne la relation privilégiée qu’il entretient avec sa mère et qui jamais ne s’atténuera jusqu’à la mort.

Ce ne sont pas seulement des années tranquilles. Au cœur des années 1950 et 1960, la ville de Metz sera le théâtre indirect des soubresauts de la guerre d’Algérie que conduit la France dans un territoire qui réclame son indépendance et l’obtiendra après un conflit sanglant. Cette guerre fait rage jusqu’en métropole, et à Metz, où des attentats touchent les cafés arabes du quartier où se trouve le collège des frères Koltès. Des travailleurs immigrés sont pourchassés et jetés dans le fleuve à l’issue de nuits vengeresses. Le jeune enfant voit cela. Il n’oubliera pas. Le monde est partout l’espace d’un conflit qui peut déborder, jusque dans les territoires préservés de l’enfance.

Quand il entre au Parti communiste français, sûr que la révolution est non seulement possible, mais imminente, il fait le choix de la classe ouvrière, éprouvant cependant dans son corps tout ce qui l’en sépare. Vers la fin de l’écriture du roman, Koltès fait la rencontre, dans un bar parisien, d’un jeune ouvrier. Tout pourrait les rapprocher, les aspirations politiques et le regard sur le monde, la colère et la volonté de renversement, mais tout les éloigne, et avant tout les origines sociales et les choix opérés par le jeune auteur. En premier lieu, dès la bascule de mai 1968, le refus du travail salarié. L’engagement dans l’écriture tout à la fois l’arrache à son milieu, et l’empêche d’être auprès de ceux dont il a choisi le camp. Le luxe de l’art auquel il s’attache semble autant une douleur qu’une rédemption, une déchirure politique et métaphysique comme il tente de l’expliquer alors à sa mère, dans une longue lettre qui voudrait lui parler de Marx avec les mots de Jean de La Croix. Cette trajectoire qui croise un matérialisme mystique avec une foi inquiète et immanente, Koltès la cultivera tout au long de sa vie et de son œuvre — proche en cela de Pasolini. Dans ce bar parisien, Koltès écoute l’ouvrier, incapable de dire un mot. Le silence qu’il garde, l’auteur l’écrira : ce sera un an plus tard La Nuit juste avant les forêts, écho politique, lointain et secret, à cette nuit et à La Nuit obscure de Saint Jean de La Croix.
Après cet été fondateur de 1977, Koltès paraît conscient d’avoir trouvé là l’écriture décisive qui le dévisageait à lui-même. Elle agit contre ses propres pentes, naturellement lyriques et poétiques. Elle l’ancre plutôt à la ville et aux corps qui concrètement la traversent, à l’urgence de dire ici et maintenant ce qu’il importe de confier, dans la sauvagerie de la demande d’amour. Manque cependant un monde sur lequel adosser cette parole. Koltès l’éprouve comme un appel. Alors il part à la rencontre de ce monde.

Il avait déjà aperçu le gigantisme vibrant de l’ailleurs. En 1968 — année décisive à plus d’un titre —, lors d’un court séjour en Amérique du Nord, il avait aperçu New York. Le changement d’échelle alors avec la province française était considérable. Mais un tel spectaculaire paralyse et fascine d’abord, avant d’opérer. En 1973, juste après le tournage de La Nuit perdue, il s’était rendu à l’autre pôle politique du monde : Moscou, en voiture, à travers les mauvaises routes de l’est. Il gardera de ce voyage le souvenir de paysages sidérants de beauté dans la rigueur de l’hiver et des rencontres de hasard. Au bout de la route, les icônes de Roublev, et les rues de Saint-Pétersbourg, le décor des romans de Dostoïevski, avaient tout justifié. Le sacré comme une forme incarnée de la beauté. Voyager est pour Koltès rencontrer des terres littéraires qui appellent à l’écriture comme pour mieux vivre encore : une morale.
En 1978, Koltès voudrait mettre à l’épreuve les théories marxistes qu’il a sérieusement étudiées. Une amie vit en Afrique de l’Ouest, dans un chantier tenu par une entreprise européenne au cœur du Delta du Niger. L’occasion est belle de voir de près les conditions révolutionnaires de ce tiers-monde, où l’homme africain peut sembler le prolétaire de tous les prolétaires. Ces quelques mois au Nigéria sont un bouleversement. Toute l’œuvre à venir s’y appuie.

Il se débarrasse immédiatement d’abord de toute la fascination qu’il pouvait avoir pour le folklore de l’étrangeté. Car ce qu’il rencontre d’abord, c’est la violence inouïe de ce monde. Puis, il découvre là le sentiment d’une relativité absolue : la place qu’il occupe dans le monde en regard des Africains, exploités par le Nord, sera toujours celle d’un privilégié. Que faire ? Se sentir coupable ? Devenir un porte-parole ? Ou plutôt se situer dans la déchirure même de son être ?

Ces trois semaines, il regarde surtout, écoute, tâche de trouver dans cette expérience physique et politique de quoi écrire toute sa vie. Il revient en France avec une histoire : celle de cet ouvrier africain écrasé par une machine le jour de son arrivée sur le chantier — et on avait bien fait comprendre au jeune français que c’était là chose banale et dérisoire, qu’on aurait très bien pu jeter ce corps aux égouts. Koltès trouvait là une métaphore idéale pour raconter ce que l’Europe faisait de l’Afrique, ce qu’elle faisait en Afrique.

Avec la révélation de ce continent perdu et à la dérive, le dramaturge découvre alors la métaphore : cette façon de raconter une histoire qui en raconte une autre. Longtemps, il avait écrit du théâtre en poète. La lecture de Marx l’oblige désormais à devenir conteur. Raconter des histoires pour mieux saisir les mouvements de l’Histoire sera la grande tâche des années à venir. Par l’histoire enfin, il retrouvait les grandes lois de l’écriture dramatique telle qu’Hubert Gignoux — en disciple de Bertolt Brecht — s’était efforcé de lui enseigner. L’histoire comme principe des conflits, la lutte des classes comme moteur de l’histoire : Koltès apprend à conjuguer Rimbaud avec Marx.

Cette pièce révélée en Afrique, c’est en Amérique centrale qu’il l’écrira. Pour voir de près les émeutes sandinistes au Nicaragua, Koltès part, dès l’été 1978. Le jour de son arrivée à Managua, une insurrection révolutionnaire est lancée, la loi martiale est décrétée. Koltès est sur la brèche d’un monde qui peut basculer. Face à la répression brutale, et à la peur qui le saisit, le jeune homme trouve refuge au Guatemala. Il bascule depuis la pointe brûlante de l’histoire à ses tréfonds immémoriaux. Auprès d’un lac bordé de volcans, dans un village où l’on parle à peine espagnol et plutôt des langues mayas, Koltès écrit lentement sa pièce africaine. C’est un moment de plénitude. Avant de trouver ce lac, il avait fait la découverte des ruines de Tikal et tout s’éclaire en lui, des racines puissantes des légendes anciennes jusqu’à nous, de ce qui nous relie et de ce dont on est privé.

Koltès revient avec une pièce quasiment achevée : ce sera Combat de nègre et de chiens. Quelques mois plus tard, Hubert Gignoux met ce texte entre les mains d’un metteur en scène qui très rapidement décide de monter le spectacle. C’est Patrice Chéreau. Il est de la génération de Koltès, mais son aura dépasse largement celle de l’auteur. Considéré comme l’un des metteurs en scène les plus importants d’Europe, il a déjà dirigé des grands théâtres, s’est formé auprès de Giorgio Strelher, son maître à Milan, et on lui propose un théâtre à sa mesure, à Nanterre. Chéreau prend cette décision : monter toutes les pièces que Koltès écrira. Mais il faut attendre 1983 pour que le théâtre ouvre.

En attendant, Koltès n’attend pas. Il est déjà parti vers d’autres voyages.
Ce sera le mouvement de balancier de ces années : à Paris le port d’attache, les amis, les théâtres — qu’il fréquente peu. Ailleurs seront les rencontres, les expériences intenses au bord des mondes, la folie d’aller approcher les territoires où le désir se mêle à la peur. Et parmi les ailleurs, New York sera la ville privilégiée, parce que ce n’est pas seulement une ville, mais tout un monde en miniature dans le gigantisme, les populations brassées, une Babylone contemporaine. Et puis, au bord de l’Hudson River, certains hangars désaffectés du vieux port accueillent une lumière le soir sidérante de beauté, et des hommes qui viennent ici chercher ce qui est interdit — la drogue, le sexe. Koltès s’y rend pour voir. L’endroit le fascine. C’est un jardin d’Eden à l’envers. Nul besoin de chercher à inventer des pièces, il suffit de regarder, et de raconter. Ce sera Quai Ouest.

Koltès aura toujours une pièce d’avance sur celle que monte Chéreau. En 1983, Combat de nègre et de chiens ouvre donc le nouveau théâtre de Nanterre-Amandiers, et l’audace est folle de la part de Chéreau. Un auteur inconnu, contemporain, pour ouvrir un théâtre de cette envergure. L’audace paie. Le public vient ; les critiques sont intrigués. Ils demandent à voir. Justement, en 1985, Chéreau recommence : il propose Quai Ouest, dans une scénographie monstrueuse qui écrase quelque peu le texte. Mais il fait entendre une telle langue et donne à voir un tel monde que le public reconnait dans Koltès une voix d’importance.

Lui continue de voyager, d’écrire. Il fréquente peu le monde du théâtre, lui préfère les rues des quartiers dangereux de Paris, les quais d’Austerlitz où l’amour se donne violemment, gratuitement, sans mot. Et par-dessus tout New York. Il y trouve de nouveau le décor de sa nouvelle pièce. Ce sera un contre-pied.

Après la construction labyrinthique de Quai Ouest, il est en quête d’un affrontement plus direct avec l’écriture, d’un désir plus libre. Si le théâtre tient au dialogue, à l’affrontement de deux corps et de deux langue, alors Dans la solitude des champs de coton est davantage qu’une pièce de théâtre, mais le théâtre à l’état pur, une sorte de formule mathématique et philosophique, violemment politique aussi sur la nature de l’échange entre les êtres, où les lois économiques de l’offre et de la demande sont subverties pour devenir des lois amoureuses. Koltès dira comment, à New York, il avait rencontré cet homme qui semblait lui proposer toutes les drogues possibles, mais qui, en fait, mendiait. Réécrire cette rencontre en scène de deal (entre un Dealer et un Client) pourrait aussi représenter une scène de séduction entre deux hommes qui se cherchent dans l’hostilité — et c’est ainsi que Chéreau la mettra en scène. Elle pourrait aussi se lire comme une métaphore des relations entre le Sud et le Nord des mondes. Elle est plus radicalement enfin le jeu des relations qui pourraient couvrir tout ce qui lie un inconnu à un autre. En cela est-elle la pièce manifeste du théâtre de Koltès, et l’une des œuvres majeures de l’art dramatique du XXe s.

Chéreau y trouve une matière qui ne répond en rien au théâtre qu’il avait l’habitude de faire — lui qui préférait les amples intrigues aux glissements complexes ne trouve là que deux personnages et pas d’autres intrigues qu’un acte de parole où tout se joue —, et pourtant, ce sera sans doute le sommet de son travail de mise en scène. Il s’y affrontera à plusieurs reprises qui seront autant de jalons dans l’histoire de la mise en scène contemporaine. D’abord il montera la pièce selon la volonté de Koltès, en faisant s’affronter un Dealer Noir et un Client Blanc. Mais quelques mois plus tard, Chéreau endossera lui-même le rôle du Dealer.

Koltès est furieux. On ne s’invente pas Noir. C’est un point majeur de son écriture puisque c’est une question centrale de la vie. Dans chacune de ses pièces, un Noir se trouve dans ses pièces comme le centre de gravité essentiel. Koltès ne voudrait pas tricher : lui est Blanc, et c’est de son point de vue d’Occidental qu’il regarde le monde, mais précisément pour attaquer la centralité de ce point de vue. Loin d’être un caprice de poète, le choix délibéré d’écrire des personnages d’étranger lui permet ce travail contre lui-même qui seul importe. Un corps noir porte en lui toute une histoire qui ne se joue pas, mais s’impose d’évidence. Quand bien même l’écriture travaille à s’arracher des origines pour lutter contre les assignations, le Noir sera toujours comme le noyau irradiant de cette œuvre. Nourri des œuvres de James Baldwin et de Malcom X tout autant que de Faulkner, Koltès fait une lecture aussi bien esthétique, que politique de la présence et du rôle des Noirs dans l’histoire. Corps damnés par cette histoire, ils seront donc les nouveaux Élus, dans un renversement essentiel d’une mystique qui est le pivot de l’œuvre dans ces années.

Chéreau prenant le rôle de ce Noir, c’est toute cette architecture qui tombe au profit d’une théâtralité qui n’est plus qu’esthétique, bourgeoise et stérile. Koltès est abattu.

Et puis, Chéreau est un lecteur redoutable qui déplie magistralement les secrets de la pièce. La scène d’amour homosexuel est sur le plateau manifeste. Koltès le regrette. Son homosexualité n’habite pas son écriture — son désir, oui. Ici encore, les malentendus éloignent les deux hommes. La force de Chéreau joue contre l’énigme de la pièce, puisqu’il la met à nu.

L’auteur sait pourtant reconnaître à Chéreau son immense talent ; et puis le spectacle remporte un succès considérable. Les salles sont pleines et c’est ce qui importe finalement.

Koltès est encore ailleurs. Il cherche de nouveaux contre-pieds. Avec Dans la solitude des champs de coton, en 1987 il s’est imposé comme l’auteur majeur d’un théâtre raffiné, grave et puissant, philosophique et mystérieux, et c’est pour lui un autre malentendu. Ce qu’il cherche, c’est une relation plus directe avec le public. Écrire le théâtre tient pour lui à une adresse, à une écoute. Il déteste le théâtre de son temps parce qu’il s’agit souvent pour lui d’un langage tourné sur lui-même, qui ne parle ni du monde ni au monde. Lui préfère les fables que lui raconte le cinéma ; et la musique populaire, le reggae de Bob Marley ou le rap, qui lie les êtres qu’il aime.

Peut-être par provocation, et surtout par amour pour le jeu de l’actrice, il demande à Jacqueline Maillan de jouer dans sa prochaine pièce : elle accepte. Maillan est tout le contraire du théâtre que la critique projette sur Koltès. C’est une actrice populaire et comique de boulevard qui joue dans des comédies où elle rayonne. Koltès voit en elle un théâtre qui se joue des codes pour trouver des adresses avec le public qui sont de pures joies. Mais Koltès n’écrira pas une pièce de boulevard pour autant. Ce sera la provocation dans la provocation : l’actrice comique sera au centre d’une intrigue sur la guerre d’Algérie, vécue dans la province française. Dans ce feu croisé des codes comiques et tragiques, Koltès déjoue toutes les attentes. L’intrigue racontera le retour d’une femme, Jacqueline Maillan, dans sa maison familiale à Metz, où vit Adrien, son frère, que jouera l’acteur fétiche de Chéreau Michel Piccoli. C’est une manière de faire se rencontrer deux traditions du théâtre français, autant que d’affronter la comédie avec la tragédie, de traverser les forces à l’œuvre dans l’une et l’autre forme, et faire imploser les lois traditionnelles du théâtre occidental. C’est également pour lui, à près de 40 ans, une façon de revenir sur son enfance. C’est enfin, et surtout, l’occasion de faire retour sur ce qui est maintenu sous silence en France : la guerre d’Algérie et les conséquences dans la constitution de la société française après l’indépendance.

Le Retour au désert est créé à l’automne 1988. Le succès est colossal.
Koltès, lui, n’assiste pas à la première.

Quelques années auparavant, au moment de la création de Quai Ouest, il était tombé malade. Rapidement, il apprend qu’il est atteint de ce syndrome qui touche une grande partie de la communauté homosexuelle. On ne sait pas grand-chose de cette maladie. Sauf son nom, le SIDA, et qu’on en meurt. Alors ces années-là, à partir de 1985, Koltès est saisi d’une fièvre d’écrire, d’une urgence de vivre décuplée. Il multiplie les projets. Rédige un scénario de film — inspirée de La Fièvre du samedi soir  —, Nickel Stuff ; commence un roman — qui restera inachevé et sera publié sous le titre de Prologue —, entreprend une traduction — Conte d’hiver, de Shakespeare — qui le libère des codes du théâtre français pour Le Retour au désert et lui donne envie d’autres projets de cet ordre. Il n’oublie pas le théâtre : il écrit rapidement, pour le plaisir pur, une courte pièce, Tabataba, qu’il met en scène avec un ami, Hamou Graïa, au festival d’Avignon Off en 1988. La boucle est presque bouclée. D’une nuit à l’autre pourtant, le ciel s’obscurcit.

En 1988, la maladie lance des assauts répétés.

Cette année-là, Koltès voit sur des affiches dans le métro, le visage au regard d’ange d’un homme. Sous la photo, ses crimes. L’homme est poursuivi pour meurtres et l’affiche est un avis de recherche. Il s’appelle Roberto Succo. Ce jeune italien, dont la ressemblance avec Koltès est troublante, a assassiné son père et son mère, s’est évadé de prison, avant de tuer plusieurs femmes, et un policier dans sa cavale. Entre la beauté du jeune garçon et l’horreur des crimes, quelque chose ne concorde pas, mais appelle. Succo, trahi par sa maîtresse, est arrêté. À la télévision, Koltès voit en direct cet homme s’évader de nouveau, et depuis les toits de la prison, défier les journalistes et les forces de l’ordre, avant d’être balayé par une rafale de vent et de tomber au pied des caméras. L’image est forte. Elle est même, aux yeux de Koltès, sublime. Il lit dans cette trajectoire tout un mythe qui le relie à ceux de David, de Sanson. Un homme puissant que rien n’arrête, qui traverse les murs, tue au hasard, mais qu’une femme et un peu de vent font tomber. Évidemment, pour Koltès, il ne s’agit pas de faire l’éloge d’un meurtrier. Dans ce qui se joue ce printemps et cet été 1988, c’est le face à face avec la mort à travers l’écriture. Succo est une machine mortelle.

Le théâtre, une façon de la sublimer. Koltès écrira rapidement Roberto Zucco, défigurant le nom comme le réel, réinventant une fable qui n’aura que peu à voir avec la réalité des faits. La tragédie qui se joue est celle qui lie le désespoir et le désir, l’envie de vivre et la mort qui rode en soi, et dont on sait qu’elle aura le dernier mot.

Koltès achève, à bout de forces, sa pièce — qu’il estime la plus belle de toutes — au début de l’hiver 1988.

Le reste n’appartient plus à l’écriture.

Au début de l’année, il rejoint la cinéaste Claire Denis au Portugal, pays qu’il aime tant, et où il voudrait trouver refuge, pour fuir une France qu’il supporte de moins en moins, entre montée du racisme et embourgeoisement de Paris. L’arrogance des Occidentaux lui fait violence. Le Portugal pourrait être ce train d’union entre le Nord et le Sud, la déchirure qu’il habite déjà intérieurement. Mais la maladie progresse rapidement. Il se souvient du lac au Guatemala, là où le temps n’existait plus, où le passé pouvait être un avenir sans fin. Il prend l’avion, avec son ami acteur Isaach de Bankolé, vers le Mexique d’abord, où il retrouve son ami Carlos Bonfil. Sa soif de départ et l’urgence féroce de rejoindre le Guatemala le presse. Il part seul au Guatemala. Mais trop affaibli, il ne parvient pas à quitter Guatemala City. La mort dans l’âme, il refait le trajet retour.

Après quelques jours au Portugal où il regarde la lumière sur le Tage, il retrouve Paris.

Auprès de ses frères, de sa mère, de ses amis, il s’éteint le 15 avril 1989. Il venait d’avoir 41 ans.

À la fin de La Nuit juste avant les forêts, l’homme à qui l’on a tout pris s’enfuit dans les couloirs du métro. La nuit est bientôt finie. De l’autre côté, c’est le jour, ces forêts du Nicaragua où se trouvent peut-être un peu d’herbe et l’ombre des arbres. Que reste-t-il de la nuit ? Cette demande secrète lancée en désespoir de cause, cette parole d’amour comme pour recommencer le monde, et sur tout cela de la pluie fécondant les rêves et les désirs de vivre davantage :

« … je rêve du chant secret des Arabes entre eux, camarade, je te trouve et je te tiens le bras, j’ai tant envie d’une chambre et je suis tout mouillé, mama mama mama, ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t’aime, camarade, camarade, moi, j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime, et le reste, de la bière, de la bière, et je ne sais toujours pas comment je pourrais le dire, quel fouillis, quel bordel, camarade, et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie ».