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nous vivons dans une fausse croyance

mardi 31 mars 2020

Si ce qu’on prétend avoir été détruit dans le paradis était indestructible, ce n’était rien de décisif ; si c’était indestructible, nous vivons dans une fausse croyance.

Kafka, Journal, décembre 1917


On répand par hélicoptère de l’eau bénite sur des centaines de kilomètres au nord de l’Inde, on affrète un navire de guerre médicalisé sur Manhattan, on licencie trois cents salariés en une seule visioconférence [1], on meurt toutes les trois minutes à New York, on demande aux habitants de Lagos, Nigeria, sept millions neuf cent trente-sept mille neuf cent trente-deux êtres, à rester chez eux — un tiers est sans abri.

Ce monde est le nôtre, et à grande échelle, la militarisation de la survie organise l’hallucination collective de la panique. Tout est sous contrôle : la preuve, ce sont les usines qui fabriquent des aspirateurs qui prendront en charge la production à marche forcée des respirateurs.

Le sens de l’histoire épouse les courbes exponentielles qu’on lit comme on regarde le futur et envisage le passé. On possède toujours quelques jours d’avance sur l’Italie, et l’Allemagne sur nous. On avance chaque jour dans les jours avec son compte de cadavres à entasser et brûler pour laisser la place. Le pire est toujours le jour d’après. Le sens de l’histoire double sur l’axe des ordonnées tous les sept jours. Le huitième jour, l’interne de réanimation ne se repose pas.

Nous étions imposables, éligibles, contribuables, ou redevables : nous nous révélons confinables. Sommes-nous ainsi accrus d’une propriété existentielle neuve ? Haine de l’intériorité, et plus encore : dehors seul est le possible.

Or, dehors est désormais livré aux flics qui rançonnent. La police montée sillonne le quartier. Il faut ruser pour simplement gagner ce parking vide. Bien sûr, ne mettre personne en danger et ne pas se mettre à la merci du premier éternuement croisé. Mais dans les rues vides, criminaliser une heure de solitude arrachée à ces jours ? Entre nous et le ciel, il n’y aura décidément toujours que la police.

Longue, patiente, et irraisonnée écoute de rap conscient ces jours. Se charger à la colère.

Ce n’est pas l’organisation économique du monde qui a produit la maladie ou l’a répandue. Mais pour la combattre, on se retourne sur ce que cette organisation a négligé, et se révèle la nature de ce monde : on est dépouillé.

Ciel par gros temps qu’on voit arriver, par vent d’est. Ceux qui sont enfermés dehors reçoivent chaque jour de plein fouet l’oubli, l’insulte qu’est la terre pour eux : l’obstination de vivre contre le monde est leçon, puissance par quoi vivre après ces semaines sera seul possible.

À vingt heures, applaudir ceux qui en premières lignes reçoivent les mourants et la charge virale dans leur propre corps : à vingt-heure une, cracher sur le sol pour ceux qui les auront laissés à mains nues devant la mort aveugle. À vingt heures deux, tendre la main et sentir le vent se lever. À vingt heures trois, prendre des nouvelles des proches, des nôtres. À vingt heures quatre et pour la nuit, dans l’automne 1792, prendre des forces pour les mois qui arriveront bien assez tôt, et le plus tôt possible.


[1L’annonce faite, on splitte l’écran entre ceux qui ont été sauvés du naufrage, et ceux qui viennent d’être licenciés à qui on coupe le micro et qui hurleront en silence